Les sciences du patrimoine doivent elles aussi faire face aux nouveaux enjeux écologiques. Diffusion du savoir, préservation des œuvres, équipements technologiques, consommation énergétique. Quelles sont les options du monde scientifique ? Quelques pistes de réflexions.

Antonio Mirabile
1er novembre 2023
Genève
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Les sciences du patrimoine constituent un domaine de recherche interdisciplinaire de l’étude scientifique du patrimoine culturel et naturel. S’appuyant sur diverses disciplines des sciences humaines, des sciences, du numérique et de l’ingénierie, « sciences du patrimoine » est un terme générique qui englobe toutes les formes de recherche scientifique sur les œuvres humaines, et les œuvres combinées de la nature et des humains, qui ont une valeur pour les personnes. Elles visent à améliorer la compréhension, l’entretien, l’utilisation durable et la gestion du patrimoine matériel et immatériel. Le secteur des sciences du patrimoine s’est rapidement développé au cours des dernières années. Le nombre de publications scientifiques produites chaque année a considérablement augmenté ses 20 dernières années, et plus d’un tiers sont le fruit de collaborations internationales. Les scientifiques du patrimoine travaillent majoritairement dans des institutions patrimoniales, académiques ou de recherche, leurs travaux vont de la recherche fondamentale à la plus appliquée et visent aussi bien à améliorer la compréhension du patrimoine culturel qu’à élaborer de nouvelles manières d’en assurer la conservation, la connaissance, la valorisation et la transmission, tout en s’inscrivant, à partir de décembre 2019 (date de lancement du pacte vert pour l’Europe) dans une perspective d’écoresponsabilité. Ils consomment comme tout un chacun de l’énergie et des ressources, ils génèrent une certaine pollution et des déchets. Mais quel est l’impact environnemental des leurs travaux et comment peuvent-ils agir pour devenir écoresponsables ?

Science ouverte

La science ouverte est un vaste sujet recouvrant des problématiques diverses. En juillet 2018, le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation a publié le Plan national pour « des résultats de la recherche scientifique ouverts à tous, sans entraves, sans délai, sans paiement ». Ce principe d’ouverture s’impose progressivement à toutes les institutions. Cela permet à l’auteur d’un article scientifique de le publier en libre accès, afin que l’intégralité de son texte soit gratuitement accessible à tout lecteur. Les APC (« Article Processing Charges » ou frais de publication) sont pris en charge financièrement par l’auteur ou, plus souvent, par son institution de rattachement. Le modèle économique est donc celui de l’« auteur-payeur ». De fait, la mise en place de dépôts de textes en libre accès a fait exploser le nombre de recherches sur internet. Les internautes en sont rarement conscients, mais leurs pérégrinations dans le monde virtuel ont un coût énergétique bien réel. Selon Alex Wissner-Gross, physicien à l’Université de Harvard, deux requêtes sur Google consommeraient autant de carbone qu’une tasse de thé bien chaud. Selon les travaux de ce scientifique, deux requêtes sur Google généreraient 14 grammes d’émission de carbone, soit quasiment l’empreinte d’une bouilloire électrique (15 g).

Invasif, non invasif, fixe ou portable

Les œuvres qui nous sont parvenues sont précieuses et doivent être étudiées avec un maximum de précaution. C’est pour cette raison que l’utilisation des méthodes chimiques nécessitant des prélèvements devient de plus en plus rare : retirer de la matière, même en très petite quantité, n’est plus acceptable sur des objets patrimoniaux. De plus, l’échantillon n’est pas toujours représentatif de l’œuvre complète, car il est souvent localisé sur les bords ou dans des zones déjà endommagées, autour de lacunes. C’est ainsi que de nombreuses nouvelles méthodes d’analyse non invasives ont été développées depuis une vingtaine d’années. Mais ce sont surtout les nouveaux instruments portables mis au point pour l’analyse in situ qui présentent le plus d’avantages pour les recherches sur les productions artistiques. Les instrumentations d’analyses fixes requièrent le déplacement de l’œuvre d’art, c’est le musée qui va au laboratoire ! Et au-delà du bilan carbone lié à la fabrication d’une caisse utilisée une seule fois avec tous les systèmes de calages en matières plastiques à l’intérieur et d’un transport aérien ou autre, les objets patrimoniaux sont soumis, durant leur transport, à des conditions qui favorisent divers types de détérioration et de dommages. Les dangers les plus communs comprennent les effets des manipulations, les chocs, les vibrations et les variations de l’humidité relative et de température. Il ne faut pas oublier que certaines détériorations se produisent graduellement et qu’elles ne sont pas nécessairement décelables immédiatement.

Instrumentation et obsolescence

Le terme « obsolescence », venant du latin obsolescere qui signifie perdre de sa valeur, était employé par les Romains pour désigner un objet qui ne serait pas utile longtemps. L’obsolescence est habituellement définie comme un ensemble de mécanismes qui incite le consommateur à renouveler fréquemment son acte d’achat. L’obsolescence planifiée, caractérisée par l’intention des fabricants de raccourcir la durée de vie des produits, est l’une des formes d’obsolescence les plus controversées à cause de la manipulation dont serait victime le consommateur pour satisfaire les objectifs de vente croissante des entreprises. Quelle qu’en soit la forme, l’obsolescence est problématique dans une optique de développement durable. Elle est à l’origine de l’accélération des cycles d’acquisition et de la mise au rebut des biens, dont la principale conséquence est une croissance fulgurante des déchets. Le phénomène d’obsolescence s’illustre particulièrement bien dans le secteur électrique et électronique où l’usager a tendance à changer fréquemment d’appareil pour suivre le rythme rapide des innovations. Chaque année, ce sont 20 à 50 millions de tonnes de déchets d’équipements électriques et électroniques. Il faut savoir que dans tous les secteurs et tous les fabricants d’instrumentations scientifiques, les usines ne fournissent des pièces détachées que pendant environ 10 ans après la dernière commercialisation.

Cependant, il faut savoir que ces instruments à la fine pointe de la technologie tels que spectromètres de masse ou microscopes à balayage électronique demandent beaucoup d’efforts à acquérir et sont souvent très coûteux (des centaines de milliers voire plusieurs millions d’euros). Les demandes de subventions qui permettent d’acquérir ces instruments sont souvent longues ainsi, le personnel de soutien déploie beaucoup d’efforts pour les maintenir opérationnels le plus longtemps possible. Les petits instruments courant comme les pH-mètres ou les balances qui ont une durée de vie plus courte sont recyclés avec les petits équipements électroniques. Mais tout comme une bonne voiture bien entretenue, les instruments scientifiques peuvent être utiles environ 10 ans. Dans certains cas, l’instrument n’est tout simplement plus assez performant pour les besoins de la recherche.

Dans les domaines scientifiques qui évoluent rapidement, les équipements passent d’une phase de développement à une étape d’exploitation routinisée. Le rythme d’obsolescence des connaissances est élevé et l’évolution des instrumentations vers une exploitation commerciale rapide. Il est alors nécessaire de penser l’organisation des laboratoires de recherche de manière réactive, flexible et en réseau.

Imagerie scientifique

La dernière catégorie des méthodes usuelles d’analyse concerne l’imagerie appliquée aux œuvres. Celle-ci peut être utilisée soit pour conserver un enregistrement de l’état de l’œuvre à un moment donné, soit dans un cadre d’investigation. Quand on parle d’enregistrement, la photographie vient à l’esprit. Cependant, des techniques d’imagerie bidimensionnelle (2D) plein-champ autre que la photographie existent. Pour rester dans un domaine proche du rayonnement visible, les photographies UV permettent d’imager les zones restaurées, alors que celles en infrarouge donnent une distinction différente entre les pigments de couleur proche. La réflectographie infrarouge va permettre de visualiser les dessins sous-jacents réalisés à base de carbone. En s’éloignant un peu plus en fréquence, les rayons X permettent la radiographie de l’objet en transmission et rendent compte des différences de densité de celui-ci. Ces techniques d’imagerie peuvent être modifiées pour restituer la structure tridimensionnelle (3D) de l’objet, comme avec la tomographie par rayons X. Notons aussi qu’un certain nombre des techniques présentées peuvent aussi être utilisées pour imager les objets, avec une réalisation de l’image finale en mode « point par point ». La complexité des matériaux du patrimoine est telle que le recours simultané aux différentes techniques précitées est très souvent nécessaire pour corréler les résultats et extraire les informations recherchées. De même, le développement de caméras multispectrales est encouragé afin d’analyser les œuvres simultanément sur une grande partie du spectre des ondes électromagnétiques (UV, visible et infrarouge notamment). Mais, que restera-t-il de ces images nées numériques dans vingt ans ? Quelle fraction de ce travail sera-t-elle transmise dans le futur ? Probablement assez peu. Comme l’a récemment montré un rapport commun de l’Académie des sciences et de technologies, le vieillissement spontané des supports entraîne pour la conservation de l’information numérique des migrations constantes (Copie d’un support vieux vers un support neuf). L’opération est coûteuse du fait des manipulations et des équipements nécessaires ; stocker des informations sur des disques durs qui tournent jour et nuit entraîne un impact environnemental réel (consommation électrique et climatisation).

Consommation d’énergie

La crise énergétique, qui touche le monde actuellement et qui a des impacts très forts sur l’ensemble de la société (particuliers, entreprises, recherche, administration…), n’épargne pas SOLEIL, qui a dû renouveler en 2022 son contrat pour la fourniture d’électricité en 2023. SOLEIL, un accélérateur de particules (des électrons) produit le rayonnement synchrotron, une lumière extrêmement brillante qui permet d’explorer la matière inerte ou vivante. En concertation avec ses tutelles CEA (Commissariat à l’Énergie Atomique) et CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), il a donc dû prendre la très difficile décision de renoncer à faire fonctionner les accélérateurs et les 29 lignes de lumière pendant la période dite du Run 1, soit du 18 janvier au 27 février 2023. Ce choix s’inscrit par ailleurs dans la nécessité de prendre part à l’effort national de réduction de la consommation électrique pendant la période hivernale, qui pourrait s’avérer critique pour la fourniture d’électricité.

Recherche scientifique et écoresponsabilité

La recherche scientifique a toujours fait l’objet d’orientations stratégiques, soumise qu’elle est aux politiques et subventions des différents paliers de gouvernement et à l’évolution de la société. Depuis quelques années, certains milieux scientifiques militent pour que la recherche contribue davantage à la mise en place d’une société véritablement soutenable. Cependant, un grand nombre de chercheurs travaillent sur des sujets qui, pensent-ils, n’ont aucun lien avec les thématiques de l’écoresponsabilité alors que cela nous concerne tous. Par leurs connaissances, les scientifiques ont une position privilégiée pour mettre en place des solutions soutenables et efficaces. Ils ont une capacité exceptionnelle à se renouveler dans le cadre de leurs travaux de recherche. Nul doute qu’ils seront capables d’en intégrer les enjeux. La mutation vers une société viable nécessite ainsi un renouvellement des manières de voir la recherche scientifique, une vision plus globalisante, qui inclut des solutions centrées sur le long terme, des solutions interconnectées et transdisciplinaires.

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