L’historienne du bijou et spécialiste de la Maison Bulgari, Amanda Triossi observe un revival pour le style des années 1940. Retour sur l’esthétique de cette période qui a mis à l’honneur or et coupes audacieuses.

Diotima Schuck
1er novembre 2023
Genève
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La joaillerie des années 1920, très colorée, se pare de diamants montés sur platine ; les années 1930 privilégient les lignes graphiques, géométriques. Annonçant un tournant, les bijoux se font peu à peu plus lourds et extrêmement précieux, sertis de nombreuses pierres. Le style Art déco s’efface peu à peu à la fin des années 1930 et laisse place à la période rétro (1935-1950).

“Tous les rubis utilisés dans les années 1930 viennent de Birmanie. Non chauffés, ce sont des pierres précieuses de première qualité.” Amanda Triossi

Avec la Seconde Guerre mondiale cependant, les routes commerciales sont fermées entre l’Occident et les pays extracteurs de gemmes. Les diamants d’Afrique du Sud et les pierres précieuses d’Asie ne parviennent plus dans les ateliers des bijoutiers. La haute joaillerie est forcée de se renouveler pour continuer à créer et proposer des objets de haute qualité.

Du platine à l’or

Métal noble de couleur blanche, le platine offre une résistance à l’abrasion et au vieillissement, des caractéristiques qui en font un matériau privilégié par la bijouterie d’avant-guerre. Réquisitionné par l’industrie de l’armement, il devient rare dans la joaillerie qui doit pallier ce manque avec de nouveaux métaux et alliages. L’usage du palladium, d’habitude très rare, se fait plus fréquent durant ces années-là. De couleur argentée, il est toutefois beaucoup plus léger et moins résistant que le platine.

Encore disponible, l’or présente des atouts majeurs à la fabrication de bijoux solides et de qualité, et devient rapidement le métal le plus utilisé dans les années 1940. Devant être rendu suffisamment dur, il est allié avec d’autres métaux, ce qui permet d’en contrôler l’utilisation et d’en préserver les réserves. « Sa couleur peut en être altérée, explique Amanda Triossi. L’or rose contient plus de cuivre, l’or vert plus d’argent. L’or jaune est un équilibre des deux et d’autres métaux comme le zinc ou le nickel, en fonction des périodes. » À travers ces alliages, les bijoux présentent ainsi des teintes changeantes que les artisans maîtrisent pour obtenir le rendu souhaité.

Mais ce changement de métal opéré par l’industrie de la joaillerie n’est, pour Amanda Triossi, pas uniquement dû à la guerre : « Je pense qu’il y a dans l’histoire du bijou une sorte de mouvement de balancier : on passe de métal blanc en métal jaune, puis le blanc revient. Et la guerre a contribué à ce changement, mais c’est aussi parce que l’or redevenait peu à peu à la mode. »

“Il est évident que les mouvements ne commencent et ne finissent pas à une date précise. Ils apparaissent graduellement : il y a un pic, puis une fin progressive et une nouvelle mode apparaît peu à peu. Ainsi, on commence déjà à voir des maisons utiliser de l’or dès les années 1930.” Amanda Triossi

Une nouvelle esthétique

Avant la guerre, les pierres de couleur sont associées aux diamants. Puis, l’assemblage de pierres de couleur entre elles devient la norme. Les teintes sont vives, les formes, volumineuses. Les bagues se bombent, les bracelets s’élargissent et prennent de l’épaisseur. Les dessins géométriques en vogue dans les années 1930 sont remplacés par un style plus naturaliste, au design « épuré » à l’aspect massif. Les surfaces des bijoux en or sont planes : on n’y trouve peu d’ornement gravé ou de ciselure.

Avec la raréfaction des ressources en pierres précieuses et l’impossibilité pour les maisons d’en importer, les artisans-joailliers se tournent vers d’autres matières premières. On trouve alors principalement des pierres synthétiques ou des imitations — des fausses perles par exemple. Les pierres ornementales — ou « semi-précieuses » — font leur grand retour : la citrine, l’améthyste, l’aigue-marine, la topaze…

« Les bijoutiers utilisent de larges pierres qui compensent en quelque sorte par leur taille leur manque de valeur », note l’historienne du bijou. Quand ils ont l’occasion de travailler avec des pierres précieuses, celles-ci sont généralement de petite taille et distribuées sur le bijou en pavé ou en serti mystérieux — une technique brevetée par la Maison Van Cleef & Arpels en 1933.

Aussi, l’utilisation de vieilles pierres taillées est typique des années 1940 : « Les gens voulaient avoir des bijoux à la mode, modernes. Ils amenaient leurs vieilles pièces pour les faire fondre, fournissaient eux-mêmes les pierres précieuses et le métal. Il n’est donc pas rare de trouver des diamants taillés à l’ancienne, dont la forme aurait été sertie dans un bijou du XIXe siècle, et de les retrouver dans un bijou moderne », confie l’historienne.

Les maisons en temps de guerre

En dépit de la guerre, les maisons de haute joaillerie poursuivent leur travail. Leur créativité n’est pas en reste et bientôt apparaissent des bijoux inspirés par les événements de l’époque. Le bracelet tank, pièce incontournable de la période rétro, rappelle ainsi les chars d’assaut en reprenant les motifs de leurs roues.

Les bijoux deviennent aussi, parfois, des symboles de résistance. En 1942, Jeanne Toussaint, directrice artistique de la Maison Cartier entre 1933 et 1970, dessine une broche représentant un oiseau en cage, en écho à l’occupation allemande en France. La maison répondra à la libération par un nouvel oiseau, cette fois-ci libéré, la porte de la cage grande ouverte. Dans le même élan, Mauboussin célèbre la fin de la guerre en 1945 par la création d’un clip de corsage en or jaune et platine stylisé, représentant une jeep américaine et un drapeau français serti de saphirs, de diamants et de rubis.

« En temps de guerre, on aurait tendance à penser qu’il y a moins de bijoux alors qu’ils peuvent être un moyen, comme en période de forte inflation, de placer son argent. », note Amanda Triossi. Par ailleurs, certaines familles s’enrichissent grâce à la guerre et constituent des collections de bijoux exceptionnelles. Les maisons peuvent ainsi continuer à proposer des objets de très grande qualité, précieux, « toujours incroyablement fins », précise l’historienne.

La fin de la guerre annonce le retour des pierres qui recommencent à être acheminées et utilisées dès 1946… avec de nouvelles évolutions stylistiques et des possibilités renouvelées pour les créateurs.

Effet de pendule

Lorsque Amanda Triossi entre dans le monde de la joaillerie à la fin des années 1980, elle y perçoit un goût pour la mode rétro : « À ce moment-là, les bijoux des années 1940 étaient très en vogue. Tout le monde voulait en acheter parce qu’il était tendance de porter de l’or jaune. Dans les années 1980, tout devait être volumineux et audacieux et d’une certaine manière, les bijoux rétro s’inscrivent dans cet esprit puisqu’ils sont eux-mêmes en or jaune et assez substantiels. »

La décennie suivante, comme dans ce mouvement de pendule décrit par l’historienne, la mode repasse à l’argenté, on porte du blanc et des diamants. En conséquence, sur le marché secondaire, les maisons de vente proposent davantage de bijoux argentés.

Aujourd’hui, Amanda Triossi observe sur le marché un engouement pour les bijoux des années 1940. « Il y a certainement beaucoup plus d’intérêt pour ces pièces qu’il n’y en avait il y a dix ou vingt ans. Elles sont de plus en plus présentes aujourd’hui. » À ce retour progressif, les maisons semblent répondre, à l’instar des coupes de la Maison allemande Hemmerle ou de Bulgari et de leurs designs épurés et sculpturaux.

Par leur design singulier et leur couleur or, les années 1940 incarnent véritablement cet esprit « vintage » vers laquelle joailliers et acheteurs se tournent aujourd’hui. Redéfinissant la mode contemporaine, ils sont mis au goût du jour par les créateurs d’aujourd’hui. Et GemGenève est aussi l’occasion pour les marchands du marché secondaire de proposer leurs plus belles pièces d’époque, chinées, retrouvées et proposées spécialement pour les visiteurs du salon.

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