C’est un art ancestral qui a bien failli disparaitre. Dans la haute joaillerie, les artistes plumassiers se comptent aujourd’hui sur les doigts d’une seule main.

Carine Claude
1er novembre 2023
Genève
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Son savoir-faire est unique au monde. L’artiste plumassière Nelly Saunier, qui intervient lors de la table ronde « Plume et joaillerie, l’enchantement de la couleur » du 4 novembre, crée des bijoux enchanteurs composés de plumes multicolores entremêlées de matières précieuses avec une dextérité et un sens de la poésie remarquables et remarqués — Chevalière des arts et des lettres, elle a obtenu la distinction de Maître d’Art en 2008. Car si les plumassiers sont rares, les artistes plumassiers de haute joaillerie le sont encore davantage.

Les grandes maisons se l’arrachent. Harry Winston, Chopard et Piaget font appel à ses talents. Pour cette dernière, Nelly Saunier réalise en 2015 une manchette signature « Secrets & Lights » parée d’une fleur-oiseau, spectaculaire marqueterie de plumes où trône une émeraude constellée de saphirs et de diamants. Pour la collection « Sunlight Escape » en 2018, elle imagine quatre pièces en plumes d’oie et de pélican rehaussées de feuilles d’or 24 carats, des boucles d’oreilles et des manchettes, « qui évoquent un paysage enneigé illuminé par un soleil radieux, la fraicheur d’un glacier, la douceur de la neige réinterprétée en formes géométriques. » En 2021, elle réalise pour leur collection d’inspiration tropicale « Wings of Light » le spectaculaire collier asymétrique « Majestic Plumage » orné d’une rare tourmaline Paraìba du Mozambique de 7,49 carats et d’où un magnifique Ara au plumage multicolore prend son envol dans un tourbillon de saphirs et de tourmalines bleues. Un mimétisme avec la nature tout à fait étonnant. 620 heures de travail auront été nécessaires pour réaliser cette prouesse.

Savoir transmettre

Patience, dextérité et minutie figurent au premier rang des qualités requises pour ce métier de haute précision. Ce ne sont pas les seules. Or, très peu de formations existent pour acquérir ces savoir-faire qui nécessitent un long apprentissage. Nelly Saunier elle-même, après avoir enseigné son métier pendant une vingtaine d’années au lycée Octave-Feuillet, transmet désormais sa passion à ses collaboratrices dans son atelier. Le déclin des métiers de la plume explique la rareté des écoles qui l’enseignent encore. À Paris, le nombre de plumassières est passé d’environ 7.000 en 1890 à 425 en 1919, puis 88 en 1939 et… seulement 5 en 1980. Les maisons traditionnelles sont alors balayées par la concurrence asiatique. Aujourd’hui, la profession perdure à travers quelques rares professionnels de la haute couture, du spectacle ou de la création — en 2002, Chanel avait repris la société de plumasserie Lemarié pour sauvegarder son savoir-faire.

En France, la seule formation initiale diplômante est proposée dans le cadre d’un CAP plumassière fleuriste en fleurs artificielles sur deux ans au lycée Octave Feuillet. La formation propose des ateliers de pratiques pour apprendre à nettoyer, teindre, préparer, découper, encoller et friser la plume. Les techniques de plumasserie permettent d’apprendre le collage, le montage et l’assemblage de différents types de plumes, sur différents supports. Histoire de l’art, dessin et arts appliqués complètent l’enseignement technique. Quelques formations professionnelles de courte durée existent également pour s’essayer à la plume, comme l’initiation Plumes du GRETA de la création, du design, et des métiers d’art à Paris qui permet d’acquérir les bases techniques indispensables au travail de la plume dans la mode, la chapellerie, le costume. En tout, une cinquantaine de plumassiers exerceraient en France. Bien moins encore pour la haute joaillerie.

Éthique de la plume

Dans le secteur de la bijouterie fantaisie de belle facture, quelques artistes plumassiers défendent eux aussi leur art. Lucia Fiore réalise des mosaïques de plumes géométriques qu’elle mêle aux métaux précieux ou à des matières moins conventionnelles comme le bois. « Dans mon atelier strasbourgeois, j’exerce un métier à la croisée de l’artisanat et des arts plastiques, alliant les techniques anciennes de la plumasserie à un désir d’exploration et de recherche formelle, confie -t-elle. Mes créations prennent la forme de petites séries de bijoux, de tableaux et de sculptures, dans lesquels la plume ne se réduit pas à de l’ornement, mais devient le sujet central. Les qualités visuelles de ce matériau, la richesse de ses couleurs et de ses reflets, s’expriment à travers des compositions inspirées par la nature, les arts traditionnels et le minimalisme géométrique. » Lucia Fiore récupère ses plumes auprès des colombophiles pour des pigeons de race Modène ou Cravaté, ou encore dans des élevages spécialisés pour les plumes d’oiseaux de basse-cour, tels que le paon ou le faisan. Quant aux plumes de perroquets et de perruches, elles proviennent de leur mue naturelle qu’elle récupère patiemment dans des volières de particuliers.

Car la plumasserie porte un lourd fardeau en héritage. Elle a failli conduire à l’extinction de certains oiseaux d’Amazonie. En Europe, les démesures emplumées de la fin du XIXe et du début du XXe siècle ont dépeuplé les effectifs d’oiseaux migrateurs. En 1910, il se vendit au marché de Londres 1,470 kg de plumes, ce qui représentait la chasse de… 290.000 aigrettes. Depuis l’application de la convention de Washington, aucun oiseau n’est censé être tué pour ses plumes. Les plumassiers se fournissent ainsi auprès d’élevages ou de stocks anciens pour les pièces d’exceptions, à condition d’en assurer la traçabilité. L’avenir de ce métier rare se dessinera dans l’éthique et la transmission.

GemGenèveplumes