On dit qu’elle est vingt fois plus rare que le diamant. Fascinante, hypnotique, l’émeraude a fait tourner bien des têtes à travers les siècles — et pas seulement les têtes couronnées.
C’est la pierre de tous les mystères. Ce béryl vert à la symbolique complexe, alchimique, est associé à la vie et à la sagesse dans la plupart des civilisations qui l’ont exploité — c’est-à-dire quasiment toutes. Vertus prophylactiques, pouvoir de protection, naissance et renaissance… De l’Égypte antique à l’Amérique précolombienne, de l’Inde à l’Empire romain, des trônes de la vieille Europe aux plateaux d’Hollywood, personne n’échappe à son étrange pouvoir d’attraction. Sa couleur verte est due à d’infimes quantités de chrome et parfois de vanadium. L’émeraude est rare, car sa formation nécessite des conditions géochimiques complexes dans plusieurs couches de l’écorce terrestre. Au Brésil, certaines se seraient même formées il y a deux milliards d’années…
Égypte, Afghanistan, Inde du Sud. Difficile de retracer avec précisions l’origine des premières émeraudes antiques, issues de celles que l’on appelle « les vieilles mines ». En 2000, une équipe de l’IRD-CNRS de Nancy a utilisé une sonde ionique, une méthode non destructive, pour analyser les sources de certaines gemmes anciennes et croiser leurs données avec des textes anciens et des études archéologiques. Ce qui est certain, c’est que les émeraudes étaient des voyageuses, et ce dès la plus haute Antiquité. En Occident, les premiers objets ornés d’émeraudes apparaissent au IVe siècle avant notre ère, sous le règne d’Alexandre le Grand, dont l’Empire s’étend jusqu’à la Bactriane d’où proviennent peut-être certaines de plus anciennes émeraudes. Il faut dire que dans l’Égypte pharaonique, la symbolique du vert, associée à la croissance de la végétation et par extension, à la renaissance des défunts et à la vie éternelle, est omniprésente dans les rites et objets funéraires. D’où l’omniprésence des émeraudes. Ptolémée, le général d’Alexandre, fondateur de la dynastie égyptienne éponyme, développera d’ailleurs l’exploitation des mines d’émeraudes du côté de la mer Rouge. Les gisements du Djebel Zabarah et du Wadi Sikait, improprement appelés mines du roi Salomon, puis mines de Cléopâtre seront toujours exploités après la conquête arabe jusqu’au XIIIe siècle, avant de tomber dans l’oubli et d’être repris au XIXe siècle sous Mehmet Ali et ensuite par les Britanniques. Quoi qu’il en soit, c’est sous l’Empire romain que l’émeraude connait son premier âge d’or, attribut de Vesta et de Vénus, symbole de l’amour, comme en témoignent les nombreux bijoux parés d’émeraudes découverts à Pompéi et Herculanum. Hérodote et Pline l’Ancien sont intarissables sur ses qualités. Nouvellement conquise, l’Égypte fournit aux Romains des émeraudes en quantité et ils affinent leurs techniques de polissage — la taille n’interviendra que plus tard — qui seront utilisées par la suite sous l’Empire byzantin. Le gisement d’Habachtal en Autriche, peut-être exploité dès le Moyen Âge — voire avant par les Celtes —, sera l’un des principaux viviers d’émeraudes en Europe. Du côté de l’Inde, l’art moghol préfigure la folie des maharadjas pour les précieuses gemmes vertes, parfois finement gravées de versets du Coran.
Pierre de conquête
Point de bascule de l’Histoire, la découverte du Nouveau Monde à la fin du XVe siècle a également révolutionné l’exploitation de l’émeraude. Prisées par l’ensemble des civilisations précolombiennes — Incas, Toltèques, Mayas, Aztèques — les émeraudes furent largement pillées par les Conquistadors : l’Espagnol Gonzalo Jiminez de Quesada en aurait rapporté́ près de 7.000 de son expédition en Colombie en 1537 lorsqu’il fonde Bogota. « Isabella », l’une des plus grandes émeraudes à facettes du monde dont le poids est estimé à 964 carats, illustre la magnificence des émeraudes précolombiennes qui ont hypnotisé les Espagnols. Propriété d’Hernán Cortés, qui l’aurait reçue en cadeau du dernier empereur aztèque Moctezuma avant que leurs relations ne dégénèrent, l’émeraude a été retrouvée en 1993 dans l’épave d’un navire coulé en 1757. Englouti à ses côtés, un trésor de 75.000 carats d’émeraudes brutes et taillées d’origine aztèque et maya. Deux décennies après la Conquête, l’exploitation intensive des mines d’Amérique centrale et latine conduit à un afflux massif des pierres vers les trésors royaux. Une véritable folie de l’émeraude qui s’invite partout dans l’orfèvrerie et la joaillerie de la Renaissance en Espagne et au Portugal.
Trésors de Colombie
Aujourd’hui encore, les émeraudes colombiennes, d’une couleur verte exceptionnelle, pour ainsi dire limpides avec parfois des inclusions caractéristiques — les « jardins » — sont réputées être les plus belles. On leur donne souvent le nom de la mine d’où elles proviennent : Muzo, Chivor ou Coscues. Des gisements colossaux exploités déjà au temps des Conquistadors. Elles produiraient aujourd’hui plus de la moitié des émeraudes du monde. Car, phénomène rare dans la production de pierres, la Colombie produit à la fois de la quantité et de la top qualité. La Zambie est un autre important producteur d’émeraudes de haute qualité. Les émeraudes zambiennes ont généralement une couleur vert vif et sont appréciées pour leur transparence et leur brillance. Les émeraudes brésiliennes, en particulier celles du Minas Gerais et de Bahia, sont connues pour leur variété de nuances de vert, allant du vert émeraude classique au vert bleuâtre. L’Afghanistan, l’Oural et l’Éthiopie plus récemment produisent également des émeraudes de belle qualité. « Ce qui fait la qualité d’une émeraude repose sur un ensemble de critères, mais la couleur est cruciale, explique la gemmologue Marie Chabrol, cofondatrice de l’Association Gemmologie et Francophonie. De mon point de vue, il faut qu’elle soit chaude, soit un vert teinté d’une pointe de jaune. Mais on peut les préférer plus froides, avec une pointe de bleu. Il faut qu’elle soit la plus propre possible, mais j’aime qu’on y trouve quelques inclusions. Une belle émeraude, c’est une taille excellente, une couleur chaude et homogène, un minimum d’inclusions qui ne gêne pas l’appréciation de la pierre. Et enfin, il faut qu’elle soit naturelle. »
« La Colombie reste pourvoyeuse de magnifiques pierres. Mais il existe des provenances anciennes qui ont produit des pierres sublimes. Personnellement, j’ai un faible pour les émeraudes de Sandawana, Zimbabwe… » Marie Chabrol
En ce qui concerne la taille, le centre le plus important est à Jaipur en Inde où il se dit que plus de 100.000 lapidaires d’émeraudes seraient à l’œuvre ! Comme au Brésil, la taille y est pratiquée en recherchant le minimum de pertes, tandis que les tailles colombiennes et européennes favorisent davantage la qualité que le rendement. À noter qu’Israël possède également un centre réputé à Ramat Gan.
Légendes
Au même titre que les grands diamants, certaines émeraudes sont restées dans l’Histoire. Particulièrement prisées par les familles royales européennes, les gemmes vertes ont très tôt rejoint les trésors nationaux et dynastiques. Souvent, leur histoire est jonchée de légendes autant que de disparitions et de réapparitions fortuites. L’une des plus anciennes, l’Émeraude de Saint-Louis fait partie des Joyaux de la couronne de France et est désormais conservée au Museum d’Histoire naturelle de Paris. Extraite des mines du Habachtal, l’émeraude de 51,6 carats ornait la fleur de lis centrale de la couronne de Saint-Louis qui fut détruite pendant la Révolution française. L’émeraude avait alors été sauvegardée par Louis Daubenton en 1796, directeur du Muséum. Pour sa part, l’Émeraude de la Couronne britannique, connue sous le nom de « Colombian No. 3 » taillée à 75,47 carats serait précolombienne. L’une des plus célèbres, l’émeraude « Duke of Devonshire », a été offerte en cadeau au duc en 1831 par Pierre 1er, qui était alors empereur du Brésil. Une impressionnante pierre de 1,384 carat provenant de Muzo en Colombie.
« L’émeraude est prisée depuis longtemps et n’a jamais vraiment quitté le cœur des joailliers, précise Marie Chabrol. Le XIXe siècle l’a mise en avant de manière spectaculaire sur de nombreux bijoux. On peut ainsi citer la Tiara de Marie-Thérèse, Duchesse d’Angoulême, conservée au Louvre. Ou celle qui a appartenu à la Reine Victoria et qui fut fabriquée en 1845. Le XXe siècle a également eu recours aux émeraudes sur les bijoux des maharadjas qui ont alimenté de commandes quasi légendaires les grandes maisons de joaillerie française. Impossible d’oublier les pièces serties d’émeraudes pour le Maharadja de Patiala… »
Composé de 40 émeraudes et 1.031 diamants, le diadème de la duchesse d’Angoulême est en effet un chef-d’œuvre de la joaillerie de la Restauration réalisé en 1819 par Christophe-Frédéric Bapst et Jacques-Evrard Bapst. Il enrichit la collection des bijoux de la Couronne dispersée en 1887 et depuis patiemment rassemblée par le département des Objets d’art du Musée du Louvre — ce diadème a été racheté en 2002 lors d’une vente publique organisée par les comtes de Durham. Fille de Louis XVI et nièce de Louis XVIII, la duchesse a reçu ce diadème et sa parure de son oncle. Sous le Second Empire, le diadème fut également porté par l’Impératrice Eugénie qui appréciait particulièrement les émeraudes. En 1988, le Musée du Louvre avait d’ailleurs acquis la couronne de la même impératrice Eugénie composée de 2.490 diamants et 56 émeraudes montés sur or, réalisée en 1855 par le joaillier Alexandre-Gabriel Lemonnier. Autre pièce remarquable du début XIXe siècle : le collier d’émeraudes et de diamants offert en 1806 par l’empereur Napoléon à Hortense de Beauharnais, future reine Hortense et fille de l’impératrice Joséphine est un autre exemple marquant de la joaillerie impériale du début XIXe. Conservé au Victoria & Albert Museum de Londres, il a été créé par Nitot & Fils, les principaux joailliers de Napoléon. Quant à l’excentrique maharadja de Patiala, il commanda en 1927 à la maison Boucheron 149 parures, dont un extravagant plastron de cérémonie en émeraudes.
Les émeraudes aiment définitivement se parer de légendes… Emerald, un ouvrage collectif coécrit en 2013 par l’experte Joanna Hardy, revient sur l’histoire de ces bijoux mythiques. Elle a composé une sélection de 200 pièces exceptionnelles, pour la plupart de lignées royales ou issues de commandes passées par les maharadjas du XIXe siècle et les grandes héritières du XXe. Mais aussi de quelques stars. « J’ai eu l’occasion de découvrir l’un de ces chefs-d’œuvre en 2011, lorsque Christie’s a vendu aux enchères une broche à pendentif en émeraude fabriquée par Bulgari, confiait Joanna Hardy sur CNN à l’occasion de la sortie de son livre. Richard Burton avait à l’origine acheté cette broche pour Elizabeth Taylor, lors du tournage de Cléopâtre dans les années 1960. Je l’ai essayée lors d’un événement organisé avant la vente aux enchères et je me souviens encore de son éclat. Les pierres ressemblaient aux ailes irisées d’un scarabée égyptien et m’enveloppaient d’une merveilleuse lueur verte. Elle a ensuite été vendue pour 6,5 M$, pulvérisant l’estimation initiale de 500.000 à 700.000 $. » Dans ce beau livre qui fait partie d’une trilogie avec le rubis et le saphir, des créations historiques côtoient des pièces de Cartier, Boucheron et Bulgari et des designers contemporains : Hemmerle, Leo de Vroomen et Sevan Biçacki. Imperturbable, l’émeraude traverse le temps et les modes avec la même constance.