Directeur de GemGenève, Mathieu Dekeukelaire se confie sur les coulisses de l’organisation de ce « salon de niche » qui rayonne désormais bien au-delà des frontières helvétiques.
C’est un tour de force. Au rythme soutenu de deux éditions par an en mai et en novembre, ce jeune salon a su s’imposer dans la cour des grands en à peine cinq ans. Une prouesse pour la petite équipe de cinq salariés dirigée par Mathieu Dekeukelaire avec la complicité de Nadège Totah, co-organisatrice de l’événement. Flexibilité, agilité et dynamisme sont leur crédo. Au fil des éditions, le salon prend sa patine. Son riche programme culturel attire de plus en plus de grandes maisons. Ses exposants fidèles viennent ou reviennent selon les saisons. Et les jeunes créateurs, qui feront la joaillerie de demain, y trouvent leur tremplin d’avenir. Un « hub » à la fois commercial, éducatif et culturel, unique dans l’univers hautement concurrentiel de la joaillerie.
Vous êtes l’un des rares salons à proposer deux éditions par an. Comment arrivez-vous à tenir le rythme ?
Nous y arrivons, car nous sommes très bien entourés ! Nous fonctionnons avec les mêmes équipes et les mêmes personnes depuis plusieurs éditions, l’agence de conception, les équipes de surveillance, la gestion des coffres et des stands, etc. Chacun gagne en expérience et en efficacité, ce qui est un gain de temps considérable. Surtout, nous apprenons de nos erreurs d’une édition à l’autre. Nous sommes en permanence à l’écoute de nos exposants, ce qui nous permet d’apporter les correctifs nécessaires.
Lesquels, par exemple ?
En novembre 2022, nous avons souhaité aménager de grandes allées, car nous étions dans la Halle 6 de Palexpo qui est très vaste. Or, les exposants ont constaté que les visiteurs ne longeaient qu’un seul côté ! En bref, c’était une fausse bonne idée. Nous avons donc adapté la configuration en mai 2023 en réduisant leur largeur. Un autre exemple : certains exposants pouvaient se retrouver face au lounge ou au restaurant, des endroits attractifs où il y a beaucoup de passage. Sauf que certains ont eu l’impression que le salon se passait derrière eux. Pour novembre 2023, nous avons intégré cette réflexion dans l’implantation de la halle pour faire en sorte que tous les exposants soient tournés vers le centre du salon.
« Nous avons la chance d’être une petite équipe flexible, agile, avec peu de frais de fonctionnement, ce qui nous permet d’être très réactifs aux demandes de nos acheteurs et de nos marchands. C’est l’ADN de GemGenève : un salon à dimension humaine créé par des exposants, pour les exposants. »
La jeune création est-elle présente à chaque édition ?
Nous mettons toujours un accent particulier sur les Talents émergents et les Nouveaux designers avec le Village des Designers. Nadège Totah est en charge de cette sélection (voir encadré). Par contre, le Designer Vivarium de Viviane Becker ne se tient qu’en mai. Elle préfère se concentrer sur une édition par an, car sa curation nécessite beaucoup de recherches en amont.
Comment les grandes maisons se manifestent-elles ?
Elles interviennent de plusieurs façons au sein de GemGenève. Elles ne sont pas exposantes, car notre salon a été pensé par les marchands, pour les marchands, dans une optique d’achat-vente, alors que les grandes maisons participent en général à ce type d’événement pour présenter leurs nouvelles collections. Il s’agit pour elles d’opérations de communication. Sur le plan de la stratégie, nous n’avons donc pas le même objectif. Par contre, elles se manifestent à GemGenève de trois manières différentes. La première en tant qu’acheteuses, soit de pierres, soit de pièces qui pourraient, par la suite, enrichir leurs collections patrimoniales. Ensuite, elles intègrent notre programme culturel par le biais de conférences. Je suis en relation régulière avec les équipes du patrimoine de ces maisons et il est intéressant de souligner que pour cette 7e édition de GemGenève, les maisons Piaget, Chaumet et Van Cleef & Arpels viendront avec des propositions fortes. Enfin, la troisième possibilité est le prêt de pièces dans le cadre des expositions que nous organisons, comme Chaumet cette année qui a accepté de présenter une dizaine de bijoux exceptionnels provenant de leur collection pour notre exposition « Pearls Odyssey » (voir p.). C’est une belle reconnaissance.
Sur quelles thématiques interviendront-elles cette année ?
Piaget va présenter l’art de la plumasserie dans la haute joaillerie avec Nelly Saunier, l’une des seules artistes plumassières de cet univers hautement spécialisé. En complément de l’exposition, Violaine Bigot, responsable Patrimoine de la maison Chaumet interviendra dans la discussion « Pearls of Truth » qui abordera les perles naturelles sous de nombreux aspects historiques, techniques et scientifiques. Enfin, Van Cleef & Arpels nous fait l’honneur d’organiser le prélancement de son ouvrage à GemGenève. Ce livre, qui sera publié en janvier 2024, est le premier ouvrage entièrement réalisé par ses équipes du patrimoine en interne. J’ai eu la chance de voir des maquettes l’été dernier, c’est une splendeur !
D’une édition à l’autre, vos expositions semblent monter en puissance.
Nous apprenons de notre expérience, surtout d’un point de vue logistique et sur l’organisation des expositions. Et cette expérience nous permet d’aller toujours un peu plus loin dans nos propositions. Cette année, par exemple, nous avons imaginé une salle circulaire avec une projection à 360° pour immerger le visiteur dans l’univers des perles. Un espace central présentera de très beaux bijoux prêtés par les grandes maisons et la collection Al Fardan, l’une des plus importante au monde. En partenariat avec le laboratoire SSEF, une troisième salle sera consacrée à l’analyse scientifique et historique des perles naturelles, pour comprendre la distinction entre perles fines et perles de culture avec des photographies de Chaumet. Ceci est possible grâce à la relation de confiance qui s’est tissée au fil du temps.
C’est donc une fierté pour vous…
Ces initiatives sont venues de relations que nous développons avec les équipes patrimoniales des maisons depuis plusieurs éditions. Leur venue démontre que le programme culturel de GemGenève gagne en crédibilité grâce à la qualité des interventions et des expositions. D’ailleurs, d’autres beaux projets sont déjà en discussion pour 2024 avec une autre grande maison et un musée de Genève.
Votre positionnement est inédit dans le monde de la joaillerie…
En effet, car nous fonctionnons à la fois comme une plateforme commerciale et culturelle. C’est ce qui fait la particularité de GemGenève. Au début, nous ne nous rendions pas forcément compte de l’impact de nos conférences, mais au fil des éditions, le programme culturel a construit notre ADN. Nous valorisons avant tout les échanges et la dimension humaine. Le salon est sobre, élégant, les stands font tous la même taille. L’ambiance y est très différente de celle qui règne dans les gros salons commerciaux, avec des pubs, des lumières et des écrans partout qui saturent le public et les exposants.
Quelles places occupent l’innovation et le high tech à GemGenève ?
Ce sont des sujets abordés là aussi dans les conférences. Nous n’avons pas d’espace dédié à proprement parler aux projets high tech, mais, par exemple, nous allons aborder cette année l’utilisation de l’intelligence artificielle pour l’analyse des pierres dans les laboratoires de gemmologie lors de deux tables rondes. Une autre discussion va traiter des usages des réseaux sociaux dans l’univers de la joaillerie. Lesquels vont se perpétuer ? Lesquels vont disparaitre ? Les choses évoluent vite dans ce milieu. Certains influenceurs, qui ont acquis une belle notoriété grâce aux réseaux sociaux et à leur blog, souhaitent désormais revenir au print. C’est un peu comme dans l’art ou la mode : nous évoluons dans un univers très visuel. La valorisation des belles pierres et des belles parures passe aussi par l’édition. La librairie Bernard Letu et le Gem Collectors Shop vendent ces magnifiques livres, qui sont eux-mêmes des objets de valeur.
Un écosystème de la joaillerie est-il en train de se construire autour de GemGenève ?
Il existait déjà un petit écosystème des ventes aux enchères, avec Christie’s, Sotheby’s et l’hôtel des ventes Piguet qui proposaient déjà leurs ventes en mai et en novembre. Il était logique d’organiser le salon à ces moments-là, car nos exposants sont aussi acheteurs aux enchères et leur présence à GemGenève leur permettait de faire le viewing des maisons de ventes avant les vacations. Phillips va organiser sa première vente de joaillerie à Genève en novembre. Une dynamique se crée. Avec l’ensemble de ces acteurs, nous entretenons des contacts informels pour anticiper et nous coordonner en termes de calendrier et de propositions, même s’il ne s’agit pas encore de partenariats à proprement parler. Mais l’idée d’une Geneva Luxury Week en mai et en novembre fait son chemin. C’est un concept qui émerge et qui pourrait se rapprocher d’une Fashion Week, mais nous n’en sommes pas encore là…