Le nettoyage des œuvres est un pilier fondamental du processus de restauration d’une œuvre d’art. Il implique l’usage de produits, que les chercheurs du projet GREENART s’emploient à transformer pour les rendre durables.

Diotima Schuck
25 janvier 2024
Bruxelles
356

Parmi les pratiques de la conservation-restauration d’œuvres d’art, deux branches se détachent : la conservation préventive et la conservation corrective. La première cible les éléments extérieurs à l’œuvre : ses contenants, les vitrines, caisses ou boîtes, mais aussi l’air qui l’entoure, qui peut être traité contre la pollution par exemple. La conservation corrective, pour sa part, implique un contact direct avec l’objet à l’aide de matériaux appliqués sur l’œuvre qui vont venir la nettoyer, la renforcer ou la protéger. Si les actions de renforcement et de protection appliquent des matériaux sur l’objet sous la forme d’un ajout, le nettoyage, lui, consiste à retirer des couches de sa surface. Poussière, saleté, biopollution ou patines de micro-organismes sont ainsi éliminés, mais aussi parfois les vernis vieillis ou adhésifs qui peuvent agir au détriment de l’œuvre et de son aspect lorsqu’ils se dégradent.

Gels, émulsions et mousses sont autant de produits utilisés par les restaurateurs pour mener à bien un nettoyage. Ce sont aussi sur eux que se concentrent les efforts des chercheurs du projet GREENART impliqués dans la question du nettoyage des œuvres. Parmi eux, David Chelazzi, expert en chimie et docteur en sciences pour la conservation du patrimoine culturel, explique : « Nous voulons les rendre verts, en utilisant des matériaux verts, des méthodologies vertes. Ils doivent devenir durables sous tous leurs aspects, avec des matières premières non toxiques, et une production peu coûteuse en énergie. » À la base de l’entièreté du projet en effet, l’utilisation de matériaux écologiques implique la prise en considération de toutes les étapes de production des nouveaux produits élaborés.

Étapes de production

Pour mener à bien l’élaboration de leurs produits, les chercheurs suivent plusieurs étapes. Ils doivent d’abord trouver et proposer des composants de base : « C’est à ce moment-là que nous sélectionnons les meilleurs matériaux non toxiques et abordables », commente David Chelazzi. Gels, nanoparticules, films, dispersions de polymères… : assemblés, les produits sont évalués en laboratoire puis auprès de restaurateurs pour en mesurer l’efficacité. Puis David Chelazzi, accompagné d’Elena Semezin, docteure en sciences environnementales, et de son équipe, s’assure lors d’un nouvel examen la prise en compte des exigences liées au produit à toutes ses étapes de vie.

Deux voies s’offrent aux chercheurs quant à la fabrication de leurs produits. La première consiste à prendre les meilleurs matériaux fabriqués au cours des dernières décennies et à les réécrire en utilisant des composants plus écologiques. La seconde, à créer de toute pièce de nouveaux systèmes. « Il y a de nombreux matériaux à disposition. Des déchets aussi, ou des composés naturels ou biologiques auxquels nous pouvons donner une nouvelle vie, révèle le chercheur. En réalité, le plus difficile est de repenser et recombiner ces matériaux, avec telle ou telle manipulation chimique ou physique, ce qui est au cœur de notre travail. » Car dans l’élaboration de ces produits, chaque étape compte et leur formulation est décisive pour obtenir un résultat qui soit efficace à l’utilisation.

Vert et efficace

Le critère d’efficacité est un élément majeur pour les chercheurs de GREENART, leurs nouveaux produits devant surpasser ce qui est aujourd’hui disponible sur le marché. Cette efficacité relève tant de la sensibilité de la surface des objets à traiter que de la polyvalence des matériaux préparés. David Chelazzi explique : « Lorsque nous utilisons des gels pour nettoyer des œuvres d’art, nous voulons être sûrs qu’ils puissent enlever les salissures ou les vernis vieillis sans altérer les pigments originaux et les différentes couches. » Les mélanges de solvants traditionnels peuvent faire gonfler la peinture ou atténuer les couleurs ; ils nécessitent donc éventuellement une vérification étape par étape de l’élimination de la saleté. Au contraire, les gels innovants élaborés par GREENART permettent d’être sélectif au niveau des salissures qui se trouvent entre le gel et la peinture : « C’est un processus plus sûr et plus rapide parce qu’il n’y a pas besoin de vérifier sans cesse ce que l’on fait », commente le chercheur.

Les méthodes traditionnelles en effet, utilisent des solvants organiques mal confinés, qui contiennent une toxicité inhérente et sont souvent issus du pétrole. Composés de polymères naturels, issus de déchets, ou synthétiques, les gels développés par GREENART sont moins toxiques. Ils peuvent aussi être appliqués de manière plus contrôlée : « L’amélioration de l’efficacité ne réside pas seulement dans la quantité d’éléments enlevés à la surface d’un objet, mais aussi dans la sécurité avec laquelle ils sont retirés », confie David Chelazzi. Les gels et liquides nettoyants GREENART permettent en effet de détacher les vernis de la surface plutôt que de les dissoudre complètement comme le font aujourd’hui les méthodes traditionnelles.

Des produits durables

Les nouveaux matériaux de GREENART sont donc plus verts, et plus efficaces. Et ici, l’exigence de durabilité n’affecte en rien cette efficacité, bien au contraire, car l’approche écologique de GREENART accompagne main dans la main la bonne conservation du patrimoine culturel : une conservation durable dans le temps, car respectueuse de l’environnement… mais aussi des objets traités. De la même manière, les émulsions mises au point par les chercheurs utilisent de l’eau en veillant à en maximiser les effets nettoyants tout en en limitant le gaspillage.

Quant aux critères de durabilité d’un produit, ils s’étendent à l’ensemble de son cycle de vie. « Ils doivent également être sûrs dans leur application et leur utilisation par les restaurateurs, conservateurs, et tous les utilisateurs possibles, explique David Chelazzi. Nous voulons non seulement utiliser des matériaux innovants et efficaces, mais aussi les rendre, dans la mesure du possible, abordables pour les utilisateurs. Et d’une manière générale, proposer une qualité nettement supérieure à celle des produits de référence sur le marché, pour le même prix. » Au-delà d’une dimension écologique évidente, la durabilité des nouveaux produits GREENART doivent donc aussi répondre à des standards de sécurité, en proposant des formulations non toxiques, ainsi qu’à des critères financiers en étant abordable. Car pour être durables, leurs prix ne doivent pas non plus être trop élevés. « Ou alors, ils doivent se justifier par une très haute qualité du matériau et une efficacité de longue durée, sur cinquante, cent ans », commente le chercheur.

Bénéfices transversaux

Si le monde de la conservation-restauration en œuvres d’art paraît restreint par rapport à l’ampleur du projet, c’est que les efforts fournis par les chercheurs ne se limitent pas à ce seul domaine. Il est aussi question ici de bien-être social, de conserver l’identité d’une société à travers ses biens matériels et de faciliter l’accès des œuvres d’art aux générations futures, dotant d’une valeur symbolique l’approche durable prônée par GREENART. Et de manière concrète, les solutions apportées par les scientifiques pourraient s’étendre à d’autres champs scientifiques et technologiques.

Si les matériaux développés peuvent être transférés à d’autres secteurs, c’est aussi le cas de la méthodologie appliquée par GREENART. Le développement du life-cycle assessment, notamment, permet de proposer une harmonisation des standards verts : « Le cadre scientifique que nous développons et la méthodologie écologique que nous suivons peuvent être utilisés pour l’industrie alimentaire, pharmaceutique ou cosmétique. » La portée de la recherche pour la conservation-restauration verte des œuvres d’art dépasse ainsi largement ce seul domaine.

Vers une transmission de l’approche verte

Dans le domaine de la recherche en conservation du patrimoine culturel, la question du développement durable fait l’objet d’une attention croissante. Si déjà dans les années 70, une poignée de scientifiques commençait déjà à se pencher sur le sujet, la recherche a pris de l’ampleur ces quinze dernières années, avec une accélération depuis cinq ans. « Nous ne sommes pas exactement partis de zéro, commente David Chelazzi. Le nettoyage justement, est l’un des domaines parmi lesquels le CSGI disposait de la plus grande expérience, nous sommes donc bien avancés. »

Actuellement, David Chelazzi et son équipe terminent les évaluations de leurs produits en laboratoire, qui seront bientôt testés par des restaurateurs. Leur utilisation différant des outils traditionnels de par leurs mécanismes physico-chimiques, les professionnels devront aussi être formés. Une étape décisive, qui sonne aussi comme un défi pour GREENART. Alors que les utilisateurs de ces produits ne sont pas tous scientifiques, il s’agira aussi de proposer des ateliers et des réunions avec les restaurateurs pour les sensibiliser à ces nouveaux produits. « Et pour que l’on nous fasse confiance, il faudra aussi montrer que ce que nous proposons fonctionne », conclue David Chelazzi.

restauration
Carine Claude
25 janvier 2024
Bruxelles
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Directeur de la galerie Almine Rech, Bruxelles

Comment les artistes contemporains exploitent-ils la céramique aujourd’hui ?

La pratique de la céramique a beaucoup évolué au cours de l’histoire. Les artistes contemporains ont développé différentes approches et certains se la sont appropriée dès le début de leur carrière comme un élément central de leur pratique à l’instar de Johan Creten. Lorsque Pablo Picasso travaille la céramique à partir de 1947 à Vallauris, en plus d’une œuvre très riche et variée (peintures, sculptures, dessins, gravures…), il se plonge dans un univers différent et permet de diffuser cette pratique et de travailler en communauté. Aujourd’hui, des artistes contemporains réalisent toujours des céramiques en complément et sans distinction de leur travail de peinture comme Miquel Barceló ou Jean-Baptiste Bernadet, par exemple.

Quelle place occupe la céramique chez Almine Rech ?

Nous avons plusieurs artistes qui travaillent la céramique et avons organisé une exposition uniquement dédiée à ce médium en 2018 à New York : « By Fire, Ceramic Works ». Cette exposition regroupait des artistes historiques comme Pablo Picasso, Lucio Fontana, Günther Förg, Wifredo Lam, Joan Miró et des artistes contemporains comme Claire Tabouret, Betty Woodman, Julian Schnabel, Ron Nagle.

Quels artistes allez-vous présenter à Ceramic Brussels ?

Nous présentons des céramiques de Johan Creten, avec qui nous travaillons depuis plus de 10 ans et qui est le parrain de cette première édition de la foire. C’est pour nous un honneur de présenter son travail et particulièrement dans ce contexte, car Johan Creten est un artiste — belge — qui travaille la céramique depuis les années 1990 à un moment où ce médium était beaucoup moins en vogue. Son travail est depuis lors reconnu sur la scène internationale et a été présenté dans de nombreux musées. Il a en ce moment trois sculptures présentées dans les collections permanentes du musée d’Art moderne de Paris ainsi qu’un groupe de « Points d’observation » dans la salle Dufy du même musée.

Ceramic Brusselsgaleriste

Elles défendent la reconnaissance du médium bec et ongles. Les galeries présentes à Ceramic Brussels parlent de leur passion pour la céramique et des artistes qui la font vivre.

Carine Claude
25 janvier 2024
Bruxelles
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Elles sont plus d’une soixantaine à avoir répondu présente à l’appel de la première édition de Ceramic Brussels. Et l’enthousiasme est palpable. Qu’elles soient généralistes ou spécialisées, dédiées à l’émergence ou aux grands noms de l’art contemporain, les galeries participantes sont à pied d’œuvre pour concocter leur sélection. Il faut dire que c’est une grande première pour toutes : rodées aux foires internationales d’art contemporain, elles auront pour la première fois l’opportunité de ne présenter que de la céramique, rien que de la céramique, et pas seulement quelques pièces venant ponctuer leurs classiques stands de peintures ou de sculptures. Témoignages dans les starting-blocks de la préparation du salon.

Bert de Leenheer, galerie Transit (Malines, Belgique) : « Grâce à Ceramic Brussels, nous avons réalisé l’impact qu’a la céramique sur les artistes »

« Au cours de nos 35 années d’existence en tant que galerie, dix artistes ont utilisé la céramique dans leurs œuvres d’art. Il y a avant tout Johan Creten, pour qui la céramique est l’essence de son histoire. C’était un choix dès le début de sa carrière. À cela s’ajoute Mehdi-Georges Lahlou, qui n’utilise la céramique que depuis quelques années, mais de plus en plus régulièrement et de manière surprenante. Cependant, seules quelques expositions personnelles de Johan Creten étaient purement céramiques au sein de notre galerie. Nous n’avons pas organisé d’expositions avec ce médium comme point de départ, mais cela nous donne des idées. C’est grâce à Ceramic Brussels que nous avons réalisé l’impact de la céramique sur nos artistes. À ce jour, nous ne connaissons aucun collectionneur qui fasse ce choix exclusif de la céramique, mais nous souhaitons démontrer combien la céramique, riche et variée, peut trouver sa place dans le travail de tout artiste ouvert à d’autres techniques et matériaux. Nous souhaitons plutôt clarifier et donner une place à la richesse du matériau et aux différents points de vue sur celui-ci. Notre stand pour Ceramic Brussels sera donc un espace conçu historiquement. Nous présentons les travaux de Thomas Huber, Nikita Kadan, Jenny Watson et Kocheisen & Hullman, ainsi que les travaux récents de Michael Sailstorfer. Les artistes belges qui utilisent la céramique de manière complémentaire sont : Christophe Terlinden, Bram Van Meervelden et Herman Van Ingelgem. »

Claudine Papillon, galerie Papillon (Paris) : « Je ne fais aucune hiérarchie dans les techniques »

« Je ne rattache pas l’utilisation d’une technique ou d’un matériau à une question de mode. Les artistes font des rencontres et parfois, ils rencontrent un médium. Personnellement, je ne conçois aucune hiérarchie entre les techniques. Je peux aussi bien montrer de la céramique que de la vidéo. En 2001, j’ai fait un stand céramique à la FIAC présentant le travail d’Elsa Sahal, Erik Dietman, Françoise Vergier et Johan Creten. À l’époque, elle était perçue comme un matériau qui ne pouvait pas être autre chose que ringard. Il y avait une confusion avec la poterie et le côté “collection de bols”. C’est intéressant de voir comment les choses ont évolué dans l’esprit des regardeurs et des collectionneurs. Certains considèrent que la céramique est fragile, mais bon, j’ai aussi vu des bronzes tomber et s’abimer ! Tout cela est très relatif… Les céramiques vivent aussi très bien dans un intérieur.

Il se trouve qu’Elsa Sahal, que nous montrons à Bruxelles, s’exprime quasi essentiellement par la céramique avec un goût affirmé pour la matière et le modelage. Nous travaillons ensemble depuis plus de 25 ans. Je l’ai rencontrée lorsqu’elle était l’élève d’Erik Dietman, qui enseignait aux Beaux-Arts vers la fin de sa vie (Claudine Papillon est la veuve de l’artiste, ndlr). À l’époque, je montais une exposition que j’avais appelée “Œuvres de tous poils” et justement, Elsa mêlait toute sorte de choses, dont des poils, à ses céramiques ! Erik lui-même a eu deux périodes céramiques. La première dans les années 80. Il était tombé sur une boutique de souvenirs et de poteries en Italie, et il a eu envie d’utiliser ces petits objets en terre comme matière à création. Il en a fait une série, Cauchemar de M. Potter car justement, il était devenu le cauchemar de ce céramiste en lui détruisant la moitié de son travail ! Sa seconde période céramique est venue plus tard, lorsqu’il travaillait avec le CIRVA à Marseille, le Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques. Le directeur des Beaux-Arts lui a fait la proposition de venir, car le centre possédait des fours et un atelier de céramiques, mais n’avait pas de prof. Erik a accepté, car il était toujours curieux de se confronter à des choses nouvelles. Il en a fait une autre série où l’on sent la présence du lingot de terre. Dans un beau texte, il parle de la maltraitance de cette terre, comment il la jette, la piétine, mais les artistes se bagarrent souvent avec la matière ! »

Delphine Guillaud, Backslash Gallery (Paris) : « Un médium enthousiasmant et prometteur pour l’avenir. »

« Les artistes contemporains abordent la céramique avec une application sans réserve et sans barrière et cela est réjouissant. On voit bien que tout est possible et qu’aucune limite ne s’impose à eux, malgré l’aspect ardu et fragile qu’engendre la discipline. Évidemment, de nombreuses précautions sont à prendre en compte, mais la génération actuelle laisse libre cours à ses idées et projets. Loin des effets de mode, les artistes contemporains abordent à la fois le biscuit, la porcelaine ou encore la faïence, avec le même engouement que le grès, la terre cuite. C’est prometteur pour l’avenir et enthousiasmant. Il existe de plus en plus de résidences artistiques consacrées à la céramique et tant mieux ! La galerie représente plusieurs artistes dont cette pratique est centrale. Nous y accordons autant d’importance que pour les médiums plus “traditionnels” comme la peinture ou le dessin. Parmi les artistes que la galerie représente, trois d’entre eux exercent une pratique assidue de la céramique. France Bizot, par exemple, réalise de nombreuses séries de céramiques dont elle maitrise la technique aussi magistralement que celle du dessin. Il est également arrivé plusieurs fois qu’une exposition personnelle donne la place principale à la céramique, notamment avec l’artiste français Florian Mermin ou encore l’artiste mongole Odonchimeg Davaadorj à qui nous consacrons le stand de Ceramic Brussels. L’attrait de Florian Mermin pour la céramique lui vient de l’inquiétante étrangeté des contes anciens ou contemporains, entre Charles Perrault et Tim Burton dont les univers prennent vie en trois dimensions. Et Odonchimeg Davaadorj travaille la céramique depuis des années et transcrit par cette technique tout l’héritage mongol de son enfance. Esprits chamans et paysages des steppes forment son univers artistique. »

Thomas Ghaye, galerie La peau de l’Ours (Ixelles) : « La céramique permet de décloisonner les médiums »

« La céramique est présente depuis les débuts de notre galerie en 2007 et occupe une part importante de notre programmation, part qui n’a fait que s’accroitre au cours des dernières années. J’ai développé un intérêt personnel pour ce médium et l’exploitation qu’en font les artistes que je représente. Pour une majorité d’entre eux, il s’agit de leur médium de prédilection. Je n’aime pas faire de généralités, mais certains artistes de la nouvelle génération s’y consacrent à 100 %. Pourquoi ? Peut-être parce que la céramique leur permet d’explorer ce que j’appelle “l’antre”, l’antre-objet, l’antre-sculptural. C’est un fil rouge dans les dernières expositions que j’ai faites. On est souvent sur des productions qui jouent sur la porosité des médiums, car la céramique est à la croisée des formes, elle permet de décloisonner les genres et de toucher à des styles différents, au design, à la sculpture, au mobilier, aux arts décoratifs, à l’installation. Au visiteur de décider, finalement, s’il a en face de lui une sculpture ou un tabouret. Par exemple, Studio Biscuit, que j’expose actuellement à la galerie, est un duo qui joue avec ces frontières un peu floues. Ils travaillent l’extrusion et créent leurs propres moules à la CNC pour réinterpréter du mobilier urbain, des rambardes, des bancs, des lampadaires qu’ils déforment pour en faire des pièces uniques, dont on ne sait plus si ce sont des objets ou des sculptures. Ann Rikkers travaille un tout autre type d’objets-sculptures, en moulant ses pains de terre à même le sol pour prendre des empreintes de lieu qu’elle réassemble ensuite comme si elle soudait des pièces de métal. C’est une construction un peu brutale, très différente des céramiques en une seule pièce. La pratique de Sasia Hijos est différente. Elle ne travaille pas sur l’objet, mais plutôt sur l’histoire de la céramique et de ce qu’elle évoque. Des végétaux, des lianes parfois de plusieurs mètres de long sortent des plafonds et des murs. C’est très puissant et j’ai envie de montrer toutes ces variétés d’expressions de la céramique contemporaine à Ceramic Brussels. »

Didier Delville, Delville’s Oriental Art Collection (Bruxelles) : « L’art de la céramique japonaise est enraciné à la fois dans l’histoire et l’innovation. »

« Il y a une vingtaine d’années, j’ai commencé une collection japonaise et en 2019, je suis parti à la découverte des céramistes contemporains du Japon. La céramique japonaise contemporaine fascine souvent en raison de la tension entre la vénération d’une pratique traditionnelle profondément enracinée et le désir tout aussi impératif d’innover. Il existe très peu de formes d’art où l’émerveillement et le fardeau du passé sont aussi apparents, tout en étant aussi évidents par les opportunités du présent. Le résultat peut être une réconciliation du passé et du présent. Les œuvres que je collectionne proviennent des artistes japonais les plus remarquables — et donc largement représentés dans les musées. Ils offrent une perspective unique du Japon d’aujourd’hui. Ces œuvres reflètent la diversité de la céramique japonaise contemporaine. Visiblement, les artistes ne sont pas confinés par des techniques spécifiques ni par des formes et formats traditionnels. Dans ce contexte, il est évident que les meilleurs d’entre eux consacrent leur vie à ce médium. Il est difficile d’imaginer autrement. Je suis attiré par la sérénité et l’équilibre de l’art japonais. L’art de la céramique est enraciné dans l’histoire et est à la fois innovant. Il y a une utilisation sobre et très délibérée de la ligne qui semble tout à fait simple, mais dont la technique est incroyablement complexe, noble et héroïque. C’est une sorte de paradoxe que la simplicité puisse être incroyablement riche. Mes choix sont un équilibre entre les deux. Pour ma part, vivant avec l’Art japonais je vois l’œuvre non pas nécessairement comme fonctionnelle, mais comme un élément de beauté dans un espace à l’instar d’une toile blanche pour l’imagination. Il s’agit pour moi d’une perspective esthétique, mais aussi philosophique ou je fais dialoguer les œuvres. Un nouveau contexte pour les œuvres japonaises est à créer. Et j’expérimente dans “The Delville Collection” cet aspect qui fait partie intégrante de ma vie. Avec le Japon, il y a un thème récurrent qui est le monde naturel, et lorsque cela touche à l’abstraction expressionniste de la matière, l’Art émerge librement sans barrières. »

Vincent Sator (galerie Sator, Romainville) : « La foire Ceramic Brussels est la preuve ultime de la reconnaissance du médium. »

« La reconnaissance croissante de la céramique en tant que telle dans le milieu de l’art contemporain est manifeste. La foire Ceramic Brussels en est d’ailleurs la preuve ultime. La terre a longtemps été considérée comme un matériau pauvre et le médium a été rejeté dans les arts décoratifs. Par ailleurs, le côté utilitaire de l’objet le rendait moins noble aux yeux de certains. Or, depuis une dizaine d’années, la céramique est reconnue comme un art à part entière. Le marché de l’art est parfois un peu cynique. Il cherche en permanence de la nouveauté, de nouvelles formes, de nouvelles tendances. En bref, de nouvelles mines à exploiter, mais pas forcément pour les bonnes raisons… N’oublions pas qu’en Europe, la culture du patrimoine pictural est puissante. Si on fait le parallèle avec la photographie, elle a été reconnue bien avant comme un médium à part entière aux États-Unis. Les collectionneurs avec lesquels je travaille sont plus sur un désir de l’œuvre que dans un questionnement sur sa rentabilité à terme. Pour eux, la question de savoir si l’œuvre est une céramique ou pas ne se pose pas.

Quoi qu’il en soit, les artistes céramistes sont mieux considérés aujourd’hui. Comme pour la photographie et le dessin, certains s’y consacrent exclusivement, d’autres la mixent avec d’autres pratiques. C’est le cas de Christian Gonzenbach, qui nous présentons à Ceramic Brussels. Il travaille principalement la céramique, mais pour des installations plus conséquentes, il peut la mêler à du bois ou du métal. »

Ceramic Brusselsgalerie
Diotima Schuck
25 janvier 2024
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Les imprimantes 3D céramique sont apparues il y a une dizaine d’années. La technique est additive et consiste à produire des pièces par couches appliquées l’une sur l’autre pour former l’objet désiré. C’est un des outils numériques qu’utilise l’artiste Michel Paysant. Celui-ci mêle dans son travail art, science et technologie et met sur un pied d’égalité nanotechnologies, neurosciences et formes artisanales — le verre, le tressage… et la céramique. Des domaines qu’il explore de manière transversale au laboratoire de recherche qu’il a monté à l’École nationale supérieure d’art et de design de Limoges (ENSAD). « La céramique est très, très ancienne. Mais il est intéressant de considérer la position du numérique dans les techniques traditionnelles et de poser la question des nouvelles technologies », commente-t-il. Pour lui, les pratiques ne sont pas exclusives : ces nouvelles technologies se présentent comme un relai en permettant de produire des formes plus complexes, qui ne pourraient pas être fabriquées traditionnellement. Il note pourtant l’absence aujourd’hui de la céramique 3D dans les salons et les foires. Car face à un retour en force des techniques artisanales, les outils numériques peuvent signifier la mort de la main de l’artiste. Michel Paysant concède : « Il y a peut-être une méfiance vis-à-vis du numérique. Mais même une imprimante 3D, qui fabrique une pièce produite avec un ordinateur, nécessite une attention de toutes les secondes. On accompagne la fabrication et l’approche sensible, et la relation à la matière reste absolument équivalente à des techniques traditionnelles. », précise-t-il.

Ceramic BrusselsImpression 3D

Ceramic Brussels est la première foire en Europe exclusivement dédiée à la céramique. Elle se fait l’écho de l’intérêt croissant porté aux pratiques artisanales, galvanisé depuis quelques années par les institutions.

Diotima Schuck
25 janvier 2024
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Il y a une dizaine d’années, l’exposition des œuvres en céramique étaient le fait de quelques galeries d’art spécialisées. Grâce au travail d’artistes comme Johan Creten, la céramique s’élève peu à peu hors de son cadre traditionnel pour proposer des œuvres qui s’inscrivent totalement dans le champ de l’art. Grâce à l’action d’institutions muséales dédiées aux pratiques contemporaines, les œuvres d’artistes utilisant le médium acquièrent une reconnaissance et une visibilité croissante.

Repositionnement contemporain

Dans les années 1980, la scène artistique contemporaine est tournée vers le minimalisme et l’art conceptuel. Dans les sphères de l’art, de l’architecture et du design, la tendance s’attache aux esthétiques dépouillées, à contrecourant du style crafty des pratiques en céramique de l’époque. Christine Germain-Donnat, ancienne directrice du département du patrimoine et des collections à la Manufacture de Sèvres, commente : « Il y avait un côté poterie qui s’était imposé et qui appartenait davantage à l’artisanat ». Le style, alors, rappelle les productions sérielles et s’agence autour de formes traditionnelles — bols, vases, assiettes… — qui tendent à réduire la céramique à sa dimension utilitaire.

Ce sont les artistes qui relancent l’intérêt pour la céramique en la réinscrivant dans le domaine des beaux-arts, Johan Creten en fer de lance : « Il a été l’un des grands artisans du renouveau du médium, commente Christine Germain-Donnat. Il a repositionné la céramique dans le champ de la sculpture en souhaitant toujours que ses œuvres soient présentées dans des salons ou des expositions d’art contemporain. » À l’instar de Bernard Dejonghe, né en 1942 qui, à travers ses sculptures, travaille tantôt le verre tantôt l’argile, ou encore Anne Barres née en 1938 qui compose de grandes pièces murales en céramique, Johan Creten donne une nouvelle impulsion qui encourage ses pairs à employer le médium dans un cadre contemporain.

Ces artistes produisent des objets qui sortent de l’utilitaire en proposant des sculptures, des pièces qui peuvent être accrochées au mur, des installations… Autant d’œuvres qui intéressent peu à peu les institutions et les conservateurs de musées, à l’image de Christine Germain-Donnat. Passée par la céramique classique antique puis la faïence des XVIIe et XVIIIe siècles, elle s’intéresse rapidement aux productions contemporaines.

Revigorer les collections muséales

C’est par l’action de conservateurs sensibles au médium, à l’instar de Christine Germain-Donnat, que la céramique contemporaine commence à apparaître dans les musées. Aujourd’hui à la tête du musée de la Chasse et de la Nature à Paris, elle est, dans les années 2000, en charge du musée des beaux-arts et du musée de la céramique de Rouen. Elle raconte : « Le but était de revigorer le musée car il est consacré à la céramique du Grand Siècle. J’ai donc décidé d’y faire entrer la création d’alors en y exposant des œuvres contemporaines. » La conservatrice acquiert des pièces de Carole Chebron ou de Dominique Angel, et organise une exposition intitulée « Céramique Fiction » en 2006. Celle-ci présente notamment des œuvres d’artistes contemporains, dont la Grande Vague de Johan Creten, créées à la Manufacture de Sèvres à l’occasion d’une exposition au Louvre organisée un peu plus tôt, de décembre 2005 à février 2006, et intitulée « Contrepoint, De l’objet d’art à la sculpture, Porcelaines contemporaines ».

Entre 2016 et 2019, Christine Germain-Donnat est à la tête de la Manufacture de Sèvres, institution internationale française qui réunit la manufacture de porcelaine de Sèvres en activité depuis le XVIIIe siècle et le musée national de Céramique créé au XIXe siècle. La manufacture s’intéresse aux productions contemporaines dès le XIXe siècle : il s’agit de fournir à ses artisans des exemples de ce qui se fait ailleurs et de la créativité des artistes de leur époque. Lorsque la directrice prend ses fonctions, l’enjeu est, une nouvelle fois, de redynamiser les collections en cherchant à acquérir des pièces d’artistes contemporains.

Réactualiser la céramique

À travers l’acquisition d’œuvres contemporaines dans des collections muséales et par l’organisation d’expositions exclusivement dédiées à la céramique, les institutions éveillent aussi l’intérêt du public. Cela permet de faire découvrir la pratique et ses techniques, ses modes de fabrication, ses possibilités créatives… Christine Germain-Donnat se souvient de ses années au musée de la céramique de Rouen : « J’ai vu les gens s’intéresser à ce matériau qu’ils ne connaissaient pas. C’est fascinant d’apprendre aux gens les dessous de la production d’une œuvre en céramique, les méthodes de cuisson par exemple, et de montrer que la porcelaine réagit et rétrécit, etc. »

C’est aussi ce que fait l’exposition « Les Flammes, L’Âge de la céramique » au musée d’art moderne de Paris entre octobre 2021 et février 2022. Troisième volet d’un projet d’expositions centré sur les pratiques artisanales après « Decorum » en 2013 (consacré à la tapisserie), et « Medusa » en 2017 (dédié aux bijoux), « Les Flammes » donnait à voir des objets allant du néolithique à nos jours et intégrait des pièces d’artistes contemporains. Et parce qu’elle propose un autre regard sur des objets et des techniques qui, jusque-là, n’avaient pas été considérées comme contemporaines ou comme appartenant à la sphère des beaux-arts, l’événement a un impact majeur sur la reconnaissance institutionnelle de la céramique.

Pratiques actuelles

Christine Germain-Donnat analyse même un changement important. « Je trouve qu’aujourd’hui, la céramique est devenue incontournable. Je n’imagine plus une foire d’art contemporain sans céramique. Alors que la vidéo, elle, a quasiment disparu », note-t-elle. Avec la tapisserie, la céramique s’est en effet peu à peu imposée dans la sphère contemporaine, dans les expositions, les salons et les foires d’art. Témoignant d’un attrait grandissant pour les pratiques venues de l’artisanat tant de la part du public que des artistes, la tendance semble s’être accélérée après le Covid, avec un besoin de retourner à la matérialité de l’objet.

« Les artistes qui pratiquent la céramique aujourd’hui ne s’intitulent que rarement ‘céramistes’ », note la directrice du musée de la Chasse et de la Nature. Ce sont des plasticiens, les limites entre sculpture, installation et céramique s’étant décloisonnées. Cet affranchissement donne à voir des œuvres de plus en plus monumentales, « plutôt des pièces en tant que telles et moins d’installations qu’auparavant ou de duo céramique-vidéo », poursuit Christine Germain-Donnat. Et d’ajouter : « Il y a cinq ou six ans, je voyais beaucoup plus de pièces très fragiles, des choses graciles, des empreintes… Aujourd’hui, les artistes proposent des œuvres robustes, grandioses, rassurantes en un sens. Je dirais presque “au contact”. Il y a à la fois une recherche technique mais aussi, souvent, de l’ampleur. »

Les œuvres présentées par les galeries à Ceramic Brussels sont là pour attester de la diversité des pratiques d’une céramique contemporaine décloisonnée, toujours plus ouverte à de nouvelles formes et techniques. Et aujourd’hui, une chose est sûre, le médium regorge d’une infinité de possibilités créatives encore à explorer.

« Exposer dans un musée ancien des pièces contemporaines dispersées dans l’espace muséal permet d’attirer le regard, de le rendre attentif. Le public est directement capté par quelque chose qu’il ne s’attendait pas à voir. Et c’est cela qui m’intéresse beaucoup. » Christine Germain-Donnat

« À Sèvres, la collection est absolument fabuleuse. Il était intéressant de montrer les plus belles pièces puisque la collection en contient environ 50,000, et d’enrichir celle-ci collection. Je voulais ouvrir de nouvelles pistes; j’ai acheté beaucoup d’art contemporain. » Christine Germain-Donnat

Ceramic Brussels
Carine Claude
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Bruxelles
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En avril 2023, Artprice publiait un rapport intitulé « La céramique sur le marché de l’art contemporain ». S’intéressant aux artistes nés après 1945, l’analyse passe au crible les résultats de ventes de céramique sur les dix dernières années. Le rapport pointe une demande « modérée » pendant cette période, mais souligne surtout une offre qui s’est rétractée, le nombre annuel de lots vendus ayant été divisé par deux et demi en dix ans. Sur cette décennie de référence, seuls Juan Munoz et Ai Weiwei, ont franchi la barre des 500.000 $, avec des records datant respectivement de 2011 pour le premier et 2014 pour le second. Un autre créateur de la même génération, l’Américain Sterling Ruby, a vendu sa dernière céramique aux enchères il y a dix ans (31.000 $ pour Ceramic — Yellow, Black, Orange). À l’époque, la demande pour ses œuvres était forte aux enchères, toutes techniques confondues, mais elle s’est essoufflée depuis. Le Britannique Grayson Perry est plus fréquemment présent en salle des ventes, mais rarement avec des pièces importantes. Les céramiques qu’il a récemment cédées sont des pièces mineures valant entre 250 et 1.500 $ seulement. « Cependant, le manque évident d’énergie sur le marché des enchères ne doit pas laisser croire que la production actuelle est au “point mort”. Bien au contraire, plusieurs artistes (souvent âgés de moins de 50 ans) ravivent aujourd’hui la flamme de la céramique », souligne le rapport. Les œuvres de l’Américain Roberto Lugo s’échangent ainsi entre 1.500 $ et 5.000 $ aux États-Unis ; l’Ukrainienne Zhana Kadyrova — représentée par la galerie Continua — est accessible pour moins de 10.000 $ aux enchères ; les créations du céramiste japonais Takuro Kuwata se négocient pour moins de 1.500 $ ou encore les grès du Britannique Matthew Chambers sont disponibles pour moins de 4.000 $ en salles des ventes.

Ceramic Brusselsart contemporain

Secteur « de niche » ? Spécialité réservée à un cénacle éclairé ? Effet de mode ? Rien de tout cela. La céramique, un temps boudé par le marché de l’art, s’impose désormais comme un secteur solide aux atouts indéniables.

Carine Claude
25 janvier 2024
Bruxelles
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Le frémissement est devenu vague de fond. Marginaux sur le marché de l’art il y a encore quelques années, les résultats des ventes de céramique contemporaine grimpent en flèche depuis une grosse décennie. Longtemps considérée comme le parent pauvre des arts plastiques, la céramique réserve désormais de belles surprises en salles de ventes. « De plus en plus de collectionneurs s’intéressent à ce médium et le collectionnent, confirme Delphine Guillaud de la galerie parisienne Backslash. Il fait un peu moins peur qu’il y a quelques années et a enfin trouvé une place méritée. »

Porté par un écosystème en pleine structuration, le secteur de la céramique est au beau fixe. L’une des dernières ventes spécialisées chez Philips a d’ailleurs atteint des sommets. Le 31 octobre à Londres, la maison réalisait 8,2 M£ pour la vente « Lucie Rie et Hans Coper, Céramiques exceptionnelles : sélections de la succession de Jane Coper et de l’ancienne collection de Cyril Frankel », dépassant l’estimation haute de 174 % et établissant un nouveau record mondial aux enchères pour Lucie Rie avec Footed bowl (1981) adjugé 330.200 £ (soit 379.994 €). Œuvre la plus chère de la vente, une Flèche cycladique noire (1976) de Hans Coper a été adjugée 647.700 £ (soit 745.373 €). Là encore un record pour cet artiste. « Ce résultat historique marque non seulement un moment sans précédent sur le marché mondial de la céramique britannique de studio, mais aussi dans le marché de la céramique en général », se félicitait Domenico Raimondo, responsable du design chez Phillips en Europe à l’issue de cette vacation. « Ces deux collections extraordinaires ont révélé des pièces que Lucie Rie et Hans Coper ont conservées et chéries tout au long de leur vie, offrant un aperçu intime de leur parenté esthétique et de leurs vies. La confiance retentissante affichée par les collectionneurs dans la céramique du XXe siècle est un témoignage de la rareté et de la qualité exceptionnelle de ces œuvres. »

Un enthousiasme que nuance Didier Delville, spécialiste de la céramique contemporaine japonaise : « Je constate que le médium n’est pas encore reconnu au rang des Beaux-Arts dans l’esprit du public, mais cela change doucement avec le travail des galeries internationales. Il est encore difficile de parler de collectionneurs exclusifs de céramiques en Belgique, en France, et probablement en Europe. Le marché se situe surtout aux États-Unis où depuis l’après-guerre, les musées et les institutions ont constitué de belles collections publiques ou privées, ainsi qu’en Angleterre. Mais les collections européennes sont encore frileuses et les amateurs se font plaisir dans un contexte plus Art Décoratif. Il s’agit souvent d’artisanat dans le meilleur sens du terme — Art & Craft —, avec le souci de créer un impact visuel dans un intérieur. »

Les pionniers plébiscités

Les maîtres de l’art moderne, qui ont très tôt apprivoisé la céramique pour ses qualités plastiques permettant d’hybrider les médiums et de décloisonner les genres, enregistrent sans surprise de hauts prix pour leurs « objets-sculptures » à l’instar de Pablo Picasso dont le Hibou gris de 1953 a pulvérisé tous les records en atteignant 2,4 M$ en novembre 2018 chez Christie’s, devenant l’œuvre céramique la plus chère aux enchères. À Vallauris, par une année d’ailleurs sans que les enchères du Parcours céramiques ne mettent Picasso en tête des ventes. En mai 2023, il emportait le meilleur résultat à 224.770 € pour Vase tripode réalisé avec l’atelier Madoura en 1951 lors de la 6e vacation « Céramiques & Méditerranée » organisée à l’Hôtel Belles Rives au Cap d’Antibes. Fernand Léger et ses célèbres céramiques murales, Paul Gauguin, Raoul Dufy, Édouard Vuillard, Georges Rouault, Salvador Dali, Marcel Duchamp… Tous s’y sont essayés à un moment ou à un autre. Chez Zao Wou-Ki et Pierre Soulages, leurs rares incursions dans la production céramique témoignent d’un intérêt renouvelé pour la terre chez les plasticiens de cette génération.

Œuvre-phare parmi les créations contemporaines à Sèvres, le célèbre vase Soulages, unique intervention dans le champ de la céramique du grand peintre français, a été réalisé en 2000 pour la Présidence de la République française pour devenir le trophée d’un Grand Prix de Sumo au Japon, remis à Tokyo par le Président Jacques Chirac. « Le surgissement d’un vase sumo créé dans l’illustre Manufacture de Sèvres (est) un rappel discret de l’élargissement de la pratique des plasticiens à de nombreuses disciplines dans les années 70-80. », écrit Dominique Amoureux dans son ouvrage récent dédié au maître de l’outrenoir. Après avoir exposé le prototype du vase au Japon, en Espagne, en Grande-Bretagne et en Corée, devant le succès public rencontré, la Manufacture de Sèvres a décidé en 2008, en accord avec l’artiste, de produire cette œuvre à dix exemplaires. L’édition, aujourd’hui épuisée, est une rareté. Le n° 1/10 avait été adjugé 224.491 € chez Artcurial en mai 2012.

Autre collaboration fructueuse : en 2006, Zao Wou-Ki réalisait sept vases en porcelaine à la manufacture Bernardaud, suivis par deux vases originaux exécutés cette fois-ci à la Manufacture nationale de Sèvres en 2008. Ayant fait l’objet d’une donation au Musée d’Art moderne de Paris par sa veuve, Françoise Marquet-Zao, la délicate production céramique de Zao Wou-Ki témoigne parfaitement de la manière dont l’artiste, en choisissant de peindre ses vases avec des pinceaux chinois, exprimait sa réappropriation des matériaux et des techniques traditionnelles dans un esprit d’invention permanente. En 2016, une épreuve d’artiste de l’un de ces vases en porcelaine émaillée réalisée avec Bernardaud, Hommage à Li-Po (2008) avait été adjugée 12.880 € chez Piasa. Plus récemment chez Millon le 27 mars 2023, la vase Dragon noir (2008) du même Zao Wou-Ki, une porcelaine numérotée EA 4/4 d’une édition réalisée par Bernardaud et la Marlborough Gallery a été adjugée 6.300 €, en dessous de son estimation basse à 7.000 €.

Un marché dynamique, mais toujours marginal

En dehors des hauts prix atteints par certains artistes du XXe siècle, la céramique demeure un médium relativement accessible, y compris pour de grands noms comme Zao Wou-Ki, malgré une offre assez restreinte sur le marché. Pour lui donner plus de visibilité, certaines maisons comme Piasa organisent régulièrement des ventes spécialisées comme celle dédiée à la collection de l’artiste italien Bruno Gambone en février dont une série de trois sculptures, estimée entre 5000 et 7000 €, est partie pour 24.700 €. « Au-delà de l’aspect purement décoratif, on observe un véritable engouement pour la céramique moderne et contemporaine de collections. C’est un marché en pleine évolution, mondial, avec de plus en plus d’offres et de demande », déclarait à cette occasion Frédéric Chambre, directeur général de Piasa.

Du côté de la céramique contemporaine, certains paradoxes émergent. Au printemps 2023, un rapport publié par Artprice soulignait la bonne santé du marché de la céramique contemporaine aux enchères tout en pointant que les records d’enchères n’avaient pas été renouvelés depuis une dizaine d’années, « une éternité pour le marché de l’art contemporain ». Le nombre de lots passés aux enchères est faible et les gammes de prix sont très hétérogènes. Seule une centaine de céramiques signées par des artistes contemporains sont vendues chaque année aux enchères. À titre de comparaison, le volume de transactions annuel du secteur de la tapisserie est six fois supérieur à celui de la céramique ! « Il est aujourd’hui possible d’acquérir une œuvre majeure d’un artiste japonais à un prix qui n’a rien à voir aux “excès” de l’art contemporain en général — justifié ou pas, précise le collectionneur Didier Delville. Je suis positif, car dans mon entourage, je constate un intérêt pour de jeunes acteurs du marché qui n’ont pas trente ans ! ». Malgré quelques incertitudes sur le second marché, une chose est sûre : la céramique est un secteur d’avenir.

Ceramic Brusselsenchère
Carine Claude
25 janvier 2024
Bruxelles
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La passion de Johan Creten pour la sculpture et la céramique s’incarne également dans sa propre collection. D’abord, celle les bronzes historiques. Cette collection « d’études » ou « study collection » est née de la fascination de Johan Creten pour les petits bronzes. Il s’agissait de souvenirs que l’artiste ramenait de ses voyages. À partir de là, Johan Creten a approfondi ses recherches sur les bronzes, d’abord sur les bronzes de la Renaissance, puis sur les bronzes baroques, en particulier les bronzes vénitiens. « Ils attirent par leur côté brut et rustique, leur fonte violente et accidentée et leur patine qui rappellent celle des peintures », écrit-il.

Il collectionne aussi les céramiques japonaises anciennes. « Refusant la blancheur et la régularité de la porcelaine, Johan Creten aime les céramiques dans lesquelles l’homme se confronte avec les forces de la nature », analyse Christine Shimizu, conservatrice générale honoraire du patrimoine et ancienne directrice du musée Cernuschi. « Le montage au colombin, la cuisson au bois et les effets aléatoires des surfaces sont autant d’éléments dans lesquels le potier exprime à la fois sa soumission aux éléments et leur domination. Les grès japonais brutalisés par les flammes dissimulent leur beauté au-delà de leur apparence et la dévoilent au terme d’un savant cheminement. »

Ceramic Brusselscollectionneurs

Il a joué — et joue encore — un rôle clé dans la reconnaissance du médium. Invité d’honneur de la première édition de Ceramic Brussels, la sculpteur belge Johan Creten a construit avec audace et humour un œuvre sans pareil teinté d’une poétique philosophie.

Carine Claude
25 janvier 2024
Bruxelles
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Dès que l’on s’intéresse au travail de Johan Creten, le terme « précurseur » revient encore et encore. Vrai, mais un tantinet restrictif. Lorsqu’on l’écoute surgit plutôt celui de « tabou ». Tabou d’une matière dénigrée, tabou des sujets politiques et sexuels dans l’art, tabou d’un marché contemporain snob et obtus. Dans son refus de se laisser enfermer dans un « ghetto », Johan Creten revendique une totale liberté d’expression incarnée par la singularité de son approche.

C’est à l’Académie royale des Beaux-Arts de Gand qu’il découvre, pour ainsi dire par hasard, la céramique. Né en 1963 à Saint-Trond en Belgique, il y suit des études de peinture dans les années 80. « Pour la petite histoire, il y avait énormément de peintres partout dans l’école, sauf une seule classe avec deux vieilles dames, se souvient-il. C’était l’atelier de céramique qui donnait des cours du soir. Une fois par semaine, la grande céramiste et sculptrice Carmen Dionyse y venait. Suite à cette rencontre, j’ai touché la terre et j’ai compris que c’était quelque chose qui me parlait directement, une matière avec laquelle j’étais à l’aise. Mais j’ai aussi compris que dans le monde de l’art contemporain de l’époque, quasiment personne n’utilisait la céramique. C’était très cloisonné, j’ai senti qu’il y avait une place à prendre. »

Hégémonique, l’art conceptuel règne alors en maître. Un rejet de la matérialité de l’œuvre qui ne laisse aucun champ libre à la terre, au geste et au « faire ». « La terre est une matière pauvre, touchée par les mains des pauvres — le fermier, l’éboueur, le potier, énumère-t-il. Elle est très loin de l’art conceptuel où l’on pense, où l’on critique, ce qui fait que pendant longtemps, le milieu de l’art considérait que la céramique était réservée à des gens qui ne pensaient pas, point. Les seules discussions que l’on avait étaient de savoir si je cuisais au bois ou au gaz, ou encore quels émaux j’utilisais. Ces questions ne m’intéressaient absolument pas. En dehors du dédain pour la matière, un deuxième tabou, millénaire celui-là, est celui du feu, de la transformation. On prend un morceau de glaise qui résiste au temps, ce qui, symboliquement, revient à jouer à Dieu. » Lorsqu’il poursuit ses études à l’École des Beaux-Arts de Paris, l’argile devient alors un geste pour ainsi dire militant à l’encontre des nouveaux académismes minimalistes.

À Paris, la galerie Meyer, qui venait d’ouvrir son nouvel espace à Saint-Germain-des-Prés et n’hésitait à mixer art tribal et art du XXe siècle, est la première à la représenter. Elle lui consacre deux expositions : « Johan Creten : Peintures et Sculptures » en 1987 et « Kunstkamer. Installation et performance » en 1988. À son tour, le galeriste Robert Miller à New York lui dédie une exposition en 1988 avec « Odore di Femmina » — un autre tabou, celui de l’odeur féminine. « Robert Miller avait Joan Mitchell, Robert Mapplethorpe, Lucian Freud, que des artistes tabous : femmes, homosexuels ou trop singuliers pour être liés à un mouvement. Dans mon travail, je combinais tous ces éléments-là », se souvient-il. À Bruxelles, la galerie Transit s’intéresse à son travail dès 1990. La Villa Arson lui ouvre ses portes. Et Claudine Papillon l’embarque à la Fiac en 2001. Pourtant, les cénacles de l’art contemporain demeurent sourds. « En Belgique comme ailleurs, la céramique avait son propre milieu. Mais utiliser la terre pour parler de sujets de société ou de politique était assez inimaginable. C’était de l’art décoratif. Or, je rejette les ghettos, quels qu’ils soient. Pendant 30 ou 40 ans, je me suis battu pour que mes œuvres en terre soient mises à côté d’un Cy Twombly ou d’un Richard Serra et que la discussion autour de ces œuvres soit à la même hauteur et avec la même perspective que celles que l’on a sur l’art contemporain en général. »

Blacklist

Un positionnement qui lui a valu s’être sur « liste rouge » pendant de nombreuses années. À partir de là, Johan Creten devient artiste nomade. « Je voyageais d’un endroit à l’autre en utilisant les terres et les émaux que je trouvais sur place. De la porcelaine à la Manufacture de Sèvres, de la terracotta au Mexique, etc. ». Quarante ans d’itinérance de Rome à Miami, du Winsconsin à La Haye. « J’ai eu à l’étranger beaucoup plus d’aides des collectionneurs privés, des musées et des grandes galeries », se souvient l’artiste aujourd’hui représenté par Perrotin, Almine Rech, Transit et Pilevneli.

Au cours des deux dernières décennies, des résidences parmi les plus prestigieuses lui ont ouvert leurs portes : La Manufacture Nationale de Sèvres, la Villa Médicis… Ses sculptures allégoriques en céramique, mais aussi en bronze, s’affirment dans un tourbillon baroque et coloré. Basculements d’échelles, maestria des techniques enchevêtrées, figures symboliques et organiques constituent un étonnant bestiaire peuplé de créatures fantasmagoriques. La couleur. Ultime tabou de « l’art sérieux » qui se rêvait en noir & blanc. « C’est une forme de liberté qui me rend la vie complexe, confie Johan Creten. Chaque exposition doit raconter une autre histoire. Si je n’avais continué que mes Odore di Femmina, tout était fait. Mais j’ai toujours revendiqué le fait de pouvoir créer au même moment une œuvre abstraite, une œuvre figurative, une œuvre politique, une œuvre séduisante, et sauter de l’une à l’autre avec mon propre désir. Mais ni le marché ni le milieu ne l’acceptent, sauf certains collectionneurs exceptionnels que j’ai eu la chance de rencontrer. Le public souhaite souvent voir les mêmes œuvres, ce qui est à la fois une bénédiction et une damnation pour l’artiste obligé de refaire la même œuvre à l’infini. »

« Mes œuvres jouent avec le beau. Souvent, les gens ne voient pas tout de suite qu’elles parlent de sexualité, de la mort, des extrémismes… Mes sculptures sont des bombes à retardement, car elles sont conceptuellement plus complexes qu’elles n’en ont l’air. Au-delà de la première perception décorative que l’on a d’elles, elles parlent de la pourriture du monde, du changement culturel, des problèmes de société. Sauf qu’en tant que Belge, je pense le faire avec une dose d’humour… » Johan Creten

En France, il fait désormais partie des plus grandes collections nationales : le Centre Pompidou, le musée d’Art moderne de Paris, le musée de la Chasse et de la nature, les Arts Décos, la Manufacture de Sèvres, le Centre national des arts plastiques (Cnap), et un paquet de Frac… Idem en Belgique où ses œuvres sont présentes au musée d’art moderne et contemporain d’Ostende ainsi que dans les collections du ministère de la Communauté flamande de Belgique et de la province du Brabant Flamand. Aujourd’hui, l’artiste s’est installé avec Jean-Michel Othoniel dans un vaste atelier nommé La Solfatara à Montreuil près de Paris. La fondatrice de LAccolade, Catherine Dobler, qui accueillera en résidence l’un des lauréats du Ceramic Art Prize a été marquée par sa visite de ce studio unique : « J’ai en tête son Bestiarium et particulièrement sa chauve-souris. Baroque, tendre, drôle ou dissonante, son œuvre est vivifiante. » Pendant Ceramic Brussels, une exposition reviendra sur la complexité de son travail sculptural. Non pas une rétrospective, mais une évocation poétique de son œuvre. Avec, pour seul mot d’ordre de l’artiste : « No ghetto! »

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Ceramic Brusselsartiste
Diotima Schuck
25 janvier 2024
Bruxelles
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François Bauer est l’un des lauréats du Ceramic Art Prize.

Comment êtes-vous venu à la céramique ?

Tout part d’un coup de foudre. J’ai commencé par des études de graphisme à Chaumont, puis je suis parti à la HEAR, l’école d’art de Strasbourg, où j’ai approfondi mon cursus en design d’objets. J’étais vraiment intéressé par cet aspect théorique et j’ai commencé un projet de thèse avant de me rendre compte que je faisais fausse route. C’est à ce moment-là que je me suis tourné vers la céramique. J’ai étudié à l’Institut européen des arts céramiques de Guebwiller dont je suis sorti diplômé en 2017. C’est le retour à la terre, au fait de faire avec mes mains, qui m’a plu ; je me suis dit que c’est à cela que je consacrerai ma vie.

Le dessin tient une part importante dans votre pratique…

J’ai baigné dans les arts graphiques depuis mon enfance et c’est ce qu’on m’a appris dans mes études de design. Quand j’ai envie de faire quelque chose, je le dessine au préalable. Mes céramiques sont comme un changement d’échelle de mon dessin. Je redessine ensuite sur l’objet pour le faire réapparaître, comme pour mettre en évidence la forme. Il y a pour moi une forme d’humour dans le fait de faire le dessin d’une carafe sur du papier puis de transformer cette carafe en trois dimensions qui porte ce même dessin, mais qui peut vraiment être utilisée. Il y a quelque chose de décalé qui me plaît beaucoup. C’est un peu comme donner corps à un décor, à des signes. Et j’aime l’idée qu’une partie de mes pièces puissent être des choses dont on peut se servir.

Quel type d’objets vous intéresse ?

Le champ est tellement vaste, mais je dirais que pour le moment je m’intéresse aux objets issus de la céramique. C’est ce qui nourrit ma production. La meilleure formule que j’ai trouvée pour décrire mes pièces est « objets dessinés » ; je pense que je traite davantage mes pièces comme des dessins ou des peintures que comme des sculptures. Une autre partie plus récente de mon travail traite de sculptures plus abstraites. Et venant du monde du design, la question de l’usage m’a toujours semblé importante. Je ne fais pas que des objets utilitaires, mais j’aime bien que les gens aient le choix.

Ceramic Brusselsprixartiste femme

Pour sa première édition, Ceramic Brussels dévoile les pratiques d’une jeune création. Grâce au Ceramic Art Prize, elle récompense dix lauréats dont les pratiques renouvellent la céramique contemporaine et ouvrent le médium à d’autres champs parfois inattendus. Portraits.

Diotima Schuck
25 janvier 2024
Bruxelles
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Damien Fragnon. Écoréparation

« Mon rêve, c’était de voir le Puy-de-Dôme en éruption », raconte Damien Fragnon. De son enfance passée à Clermont-Ferrand, il garde le souvenir de ces volcans qui ont façonné son rapport à la céramique. Initié aux techniques de ce médium aux beaux-arts d’Annecy dans les Alpes, il poursuit sa formation à Lyon jusqu’en 2018, puis part en résidence en Thaïlande. Depuis 2021, il occupe un atelier à Sète. « Mon rapport à la céramique se construit autour d’un travail sur l’émail et sur l’écoréparation. Je vais chercher différents éléments dans la nature pour créer mes propres émaux. Je fais parfois des émaux de cendres, de rosiers de Damas ou je récupère des algues séchées que je fais brûler », raconte l’artiste. Utilisés pour alimenter les plantes de son atelier, ces émaux sont aussi appliqués sur des céramiques qu’il place dans l’eau pour nourrir les anémones de mer ou les oursins. Il explique : « L’essentiel de mon travail se concentre sur la roche, mes créations miment leur aspect. Le but, à terme, c’est qu’elles deviennent presque de vrais rochers. » Et à travers ses œuvres qui prennent l’aspect de roches ou de plantes hybrides, la céramique devient nourricière, créatrice d’écosystèmes nouveaux.

Inup Park. Tension du corps

Venu de Corée, Inup Park étudie la céramique à la Gerrit Rietveld Academie à Amsterdam avant de repartir dans son pays natal. Il revient finalement aux Pays-Bas quelques années plus tard et effectue deux résidences à l’EKWC, un centre international dédié aux résidences d’artistes céramistes. Peu à l’aise pour parler de lui, l’artiste travaille sur l’expression de ses émotions à travers une sorte de « performance du corps », comme il le décrit, en utilisant la céramique comme vecteur matériel de sa psyché. Il produit ainsi des pièces qu’il s’approprie physiquement : une longue sculpture en céramique dont il s’enroule, un bloc à deux trous destinés à accueillir ses jambes, une sorte de siège à l’aspect inconfortable et pourtant moulé pour épouser son dos… « Ma pratique porte sur la question de la tension », explique-t-il. Inup Park offre un nouveau regard sur le médium pour façonner des sculptures qui traduisent ses questionnements intimes.

Elsa Guillaume. Fonds marins

Elsa Guillaume mêle dessin et céramique dans son travail, nourri par la mer et le voyage. Diplômée des beaux-arts de Paris en 2013, elle s’embarque en 2016 à bord de la goélette Tara pour étudier les récifs coralliens entre l’île de Pâques et la Polynésie. Après des résidences au musée national de la Marine ou à la Corderie royale de Rochefort en 2021, elle repart pour un nouveau périple marin sur la goélette Persévérance, de l’Islande au Groenland. À travers ces expériences, elle imagine des objets à la frontière de l’imaginaire et de la vie aquatique créés à partir de ses prises de notes, de ses observations et de ses souvenirs, et engage une réflexion sur notre rapport à l’exploitation des ressources et à l’espace marin.

Jonas Moënne. Poésie de l’insignifiant

Jonas Moënne offre une pratique inscrite dans les enjeux de son temps. Il entreprend d’abord une formation en céramique à la Villa Arson à Nice, puis part pour La Cambre à Bruxelles, d’où il sort diplômé de son master en 2018. Du nord des Alpes où il a grandi, il conserve un rapport à la terre et au temps constitutifs d’une conscience aigüe du monde, convoquée dans ses œuvres par la récupération de matières en fin de vie et par une narration qui entremêle pans d’Histoire et récits intimes. « Mon travail est double. Il questionne le rebut, la matière naturelle transformée par l’humain et qui, une fois utilisée, est jetée. C’est une vraie réappropriation du déchet que je fais. J’essaye de les réenchanter, d’y apporter une certaine poésie », raconte l’artiste. Pour le Ceramic Art Prize, il propose le projet « Les filles de Tara », pour lequel il récupère de minuscules pots d’argile créés par des guêpes maçonnes qui rappellent étrangement le colombin, forme de pot primaire retrouvée chez toutes les civilisations humaines les plus anciennes. « Je veux raconter cette histoire, la beauté de cet échange entre humain et animal, entre nature et culture, explique Jonas Moënne. Mon geste, c’est celui du conteur, du passeur, pour mettre en valeur des histoires qui sont souvent considérées comme insignifiantes. »

Antoine Moulinard. Maison de poupées

Une fée, une sorcière, un diable, un vampire et un loup-garou, perpétuels vilains des contes. Le projet d’Antoine Moulinard, « L’effet du logis », est une installation, une sorte de maison de poupées qu’il habite de ces êtres magiques pour interroger leur situation : « L’idée, c’est de changer le regard qu’on leur porte en mettant le spectateur à la place de ces personnages qui n’ont pas choisi leur condition. » Usant de ces créatures de manière analogique, l’artiste traduit une expérience, celle de « grandir queer dans un monde hétéronormé ». Il reprend aussi les codes du décoratif et construit autour d’eux un monde constitué par du mobilier en céramique qui narre d’autres légendes encore : le canapé reprend le mythe du géant ; la cheminée, le yéti, et les pieds de la table renvoient aux nains et aux gnomes. Mais Antoine Moulinard ne se cantonne pas à la céramique. Diplômé de La Cambre et passé par la section mode de l’École Duperré, il ouvre son médium à d’autres pratiques en s’intéressant notamment aux costumes, cousus de ses mains, dont il pare ses personnages… avec l’idée d’un jour construire un espace entier, comme celui du Facteur Cheval, « mais à ma façon », confie l’artiste.

Vertigo. Duo excentrique

« Vertigo parle d’amour », raconte Nitsa Meletopoulos. Derrière le duo Vertigo, Nitsa et Victor Alançon se combinent et se déploient pour créer des objets à quatre mains, loufoques et joyeux, utilitaires et drôles. « Nous avons un lien très fort avec l’artisanat, le quotidien. Et la volonté de faire des choses avec lesquelles on vit », précise-t-elle. Les deux artistes se rencontrent pendant leurs études à la Maison de la céramique de Dieulefit et partagent depuis un atelier à Chapaize où ils produisent d’abord séparément. C’est en 2020, au détour d’une résidence à Moly Sabata, que le duo se forme à partir d’une envie de partage qui guide leur processus de création, de l’idée d’une pièce à sa réalisation, du modelage de sa forme à l’application de l’émail. Travaillant principalement à haute température autour du grès et de la porcelaine, le duo fabrique ses propres émaux pour en maîtriser les teintes et la texture. Et à l’image de leur fontaine Vertigo présentée au Ceramic Art Prize, ils échappent aux formes de la poterie traditionnelle pour proposer autant d’objets kitsch et espiègles qui offrent un panel de couleurs, de textures et de formes ultras contemporaines.

Ming-Miao Ko. Sensuelle porcelaine

Ming-Miao Ko expose son projet « Handle with Care » pour le Ceramic Art Prize. Ses pièces de porcelaine font référence au corps et aux parties intimes en les « objectifiant », mettant en lumière un rapport sujet-objet à travers la présentation et la représentation du corps humain. En liant différentes parties du corps, l’artiste en brouille les images, mêlant organes génitaux masculins et féminins, oreille, téton, avec des éléments venus de la nature ou fabriqués — poignées, ampoules, œufs, coquilles… — pour faire écho à la question du genre, de la sexualité et de la reproduction. L’artiste originaire de Taïwan livre ici une œuvre centrée sur la question de la fluidité, éveillée par la matérialité et la corporalité, et offre un sens nouveau aux attributs portés par ses pièces à l’aide de métaphores, de symboles et d’associations étonnantes.

Audrey Ballacchino. Arts de la table

La question de l’héritage est au cœur de la pratique d’Audrey Ballacchino. Usant de multiples références, de ses racines siciliennes aux mythes religieux en passant par l’histoire de l’art, l’artiste crée des installations autour de pièces de céramique disposées sur tables et offre des compositions à la manière d’un tableau. « Pour des raisons de présentation, je voulais éviter de montrer mes pièces sur socle. Je veux raconter des histoires en plaçant des objets à hauteur de main dans un dispositif facile à appréhender. Cette manière d’exposer impose un sens de circulation, on peut se réunir autour de la table. Cela invite au partage et permet de garder une dimension populaire », confie-t-elle. Naturalistes, les objets jouent avec leur représentation à travers des détournements mis à nus par l’utilisation de la couleur et de l’émail. La collaboration, aussi, fait partie intégrante de son processus de création. Elle travaille ainsi avec le scénographe Olivier Brichet qui l’assiste dans la mise en espace de ses compositions, ainsi qu’avec la photographe Pascale Cholette, leur échange artistique mis en lumière dans son installation pour le Ceramic Art Prize.

Joke Raes. Méandres

Joke Raes vient des arts visuels. Elle étudie d’abord à Sint-Lucas à Ghent et travaille ensuite en résidence à HISK à Bruxelles. C’est à l’EKWC aux Pays-Bas qu’elle approche la céramique, plus particulièrement la porcelaine. Éveillée à la pratique du médium à travers une autre résidence au Japon, elle commence à composer des œuvres qui mêlent dessin, sculpture et céramique. « Un des aspects les plus importants de mon travail se porte sur l’identité et le masque, raconte l’artiste. Mes pièces amènent à une réflexion sur soi, sur la perception que l’on a de soi-même, de ce que l’on est à l’intérieur. » Présentées à Ceramic Brussels, ses pièces abordent ces questionnements de manière poétique et font tantôt écho à des compositions botaniques ou aux masques de Rorschach, confrontant les méandres de l’imagination à une nature florale magnifiée. Et dans ses œuvres, la surface disparaît derrière un enchevêtrement de formes et de volutes, « une sorte de jardin sauvage de l’imagination », confie l’artiste.

« Dans l’univers de la poterie, quand un couple travaille ensemble, en général l’homme tourne et la femme décore. C’était très important pour moi de ne pas reproduire ce schéma et que l’on soit à égalité dans ce que chacun apporte. » Nitsa Meletopoulos, duo Vertigo

« Il y a historiquement tout un aspect de la céramique qui ne choisit pas entre représentatif, sculptural, utilitaire et qui a toujours existé, notamment dans les premières civilisations. Je trouve important que ces différents aspects de la céramique vivent ensemble. » François Bauer

Ceramic Brusselsprix

Longtemps mise de côté, la céramique retrouve ses lettres de noblesse dans le champ de l’art, portée par un souffle nouveau venu des écoles et des enseignants, qui transmettent leur passion pour ce médium.

Diotima Schuck
25 janvier 2024
Bruxelles
356

À partir des années 80, la céramique, qualifiée d’artisanale, jugée désuète, se trouve peu à peu rejetée par la sphère artistique. En France, à l’école nationale des beaux-arts, elle est pratiquement mise au ban. C’est aussi le cas à La Cambre en Belgique, ou à la HEAD (Haute école d’art et de design) en Suisse. L’enseignement du médium attire peu et celui-ci parvient difficilement à s’inscrire dans le champ contemporain. Dans les années 2000, la question de maintenir l’existence même des formations en école d’art commence à se poser.

Une nouvelle approche

En 1999, les ministres en charge de l’enseignement supérieur de 29 pays européens signent la Déclaration de Bologne. Celle-ci vise à harmoniser les systèmes d’enseignement et à développer la mobilité des étudiants en structurant notamment les études supérieures en deux cycles. Les formations artistiques sont fortement impactées et le devenir des départements en céramique, à l’époque désertés, pose question. C’est avec l’arrivée de nouveaux professeurs que les formations trouvent un élan nouveau.

Caroline Andrin, responsable du département céramique de La Cambre, commence à enseigner en 2006. Elle se souvient : « Autour des années 2000, il y a eu dans beaucoup d’écoles d’art de grandes discussions sur l’avenir de la céramique. Quand je suis arrivée à La Cambre il y avait peu d’étudiants et on pensait fermer l’atelier, qui était le dernier lieu en Belgique francophone où on pouvait encore étudier le médium. » Avec le défi de redynamiser l’enseignement de la discipline, Caroline Andrin s’entoure d’une équipe et imagine un nouveau programme pédagogique : un bachelor et un master de spécialisation, qui place la question des techniques et des savoir-faire au cœur de l’apprentissage. « Il s’agit aussi de former les étudiants en leur demandant toujours de se positionner par rapport à leur travail pratique », commente la professeure.

Au même moment à la HEAD, située à Genève, la céramique se trouve dans une situation similaire. « Il y a dix ou quinze ans, la HEAD proposait un bachelor en céramique, qui a été modifié à cause de la restructuration due au processus de Bologne », témoigne Magdalena Gerber, professeure et responsable du CERCCO, le centre d’expérimentation et de réalisation en céramique contemporaine de l’école. Établi après l’arrêt du cursus diplômant en céramique de la HEAD, il permet à la céramique d’être appréhendée différemment en s’offrant plutôt aux étudiants comme lieu de partage et d’échanges.

Centre de compétences, le CERCCO dispense des cours de base en moulage, en modelage ou en composition d’émail. Les élèves ont la possibilité d’y venir selon leurs envies et les besoins de leurs projets artistiques. « Ils mettent cet apprentissage en lien avec leur pratique artistique : si un peintre vient faire de la céramique, il aura forcément d’autres préoccupations qu’un étudiant en sculpture ou en architecture », explique Magdalena Gerber. Mais le centre est également une résidence qui accueille des artistes pour permettre l’échange et encourager la création : « Récemment, l’école a même gagné un prix de céramique en lien avec l’architecture », indique la professeure.

Favoriser les échanges

En plus de leurs programmes de cours et de création, les écoles proposent aussi des workshops et des conférences avec la participation d’intervenants extérieurs. Car Magdalena Gerber et Caroline Andrin ont à cœur de faire vivre la céramique en y encourageant les échanges et la transmission. « En arrivant à La Cambre et en constatant qu’il y avait très peu de moyens en interne pour créer un programme et investir dans la céramique, je me suis dit qu’il fallait essayer de trouver des forces à l’extérieur pour dynamiser la céramique », explique Caroline Andrin. Peu à peu, des liens se tissent entre les départements de différentes écoles européennes.

Le réseau ECART (European Ceramic Art and Research Team) apparaît ainsi en 2009. Il rassemble à l’origine cinq écoles supérieures d’art européennes : la HEAD et La Cambre, ainsi que La Villa Arson à Nice, l’ENSA à Limoges et le Pavillon Bosio à Monaco. Destiné à favoriser la collaboration et la mobilité des étudiants et des professeurs, le réseau est à l’origine de programmes biennaux portant sur des thèmes donnés. Le dernier en date, réalisé entre 2021 et 2023 et intitulé Resonating Ceramics, portait sur le son et le rituel. Il a donné lieu à des séminaires et conférences à Bruxelles, un voyage d’études à Paris, à deux workshops à l’EKWC — résidence internationale d’artistes et centre d’excellence pour la céramique située aux Pays-Bas —, à deux expositions à Genève et à Nice et à un ouvrage de 200 pages retraçant le projet, ses recherches et les réalisations artistiques auxquelles il a permis de donner naissance.

En Europe, ce réseau alimente la céramique et participe à son renouveau. Il permet aux étudiants, qu’ils soient spécialisés en céramique ou non, d’explorer le médium et de combiner leurs différentes pratiques. Mais c’est aussi la transversalité des disciplines qui nourrit la céramique contemporaine. « Ce qui m’importe le plus, c’est d’avoir une diversité des approches, faire autant du tournage que de l’installation, voire de la performance, en lien avec la céramique », confie Caroline Andrin. Une perspective partagée avec Magdalena Gerber, avec qui elle coopère dans les projets de l’ECART.

Pratiques transversales

Les échanges féconds impulsés par ces initiatives collectives témoignent de l’importance d’une transmission éclairée, en lien avec son temps. Magdalena Gerber explique : « Cette logique d’interdisciplinarité m’intéresse parce qu’elle correspond au monde dans lequel nous vivons. » Ouvrant le champ académique, ce décloisonnement des techniques et des médiums permet aux élèves d’employer autant d’outils nécessaires à leur expression artistique. C’est le cas de jeunes artistes comme Antoine Moulinard, qui présente pour le Ceramic Art Prize une installation faite de personnages en céramique dont il a cousu les vêtements, de François Bauer, venu du design, qui associe dessin et créations en trois dimensions, ou encore d’Inup Park dont le travail s’approche davantage de la sculpture.

Mais il ne s’agit pas nécessairement d’avoir une pratique interdisciplinaire pour renouveler le médium. D’autres céramistes, en effet, proposent une création contemporaine qui réinterprète et joue avec les traditions de la céramique artisanale. Ils en repensent les formes utilitaires, jouent avec les émaux et les textures. Et à travers leurs productions, font parfois aussi écho à des problématiques sociales, politiques ou écologiques, comme c’est le cas de Jonas Moënne, sorti diplômé du département céramique de La Cambre en 2018 et très impliqué pour le climat et la valorisation de la nature. Et à travers ses pièces, la céramique s’ouvre et interroge notre rapport au monde.

Terreau créateur, la logique transdisciplinaire peut aussi, parfois, s’éprouver à travers des limites afférentes à la question des techniques. Éminemment positive quant aux possibilités offertes par le croisement des disciplines et des médiums, Magdalena Gerber commente : « C’est vrai que c’était génial quand les étudiants avaient de grandes connaissances. Un peu comme un chef d’orchestre qui aurait plein d’instruments à disposition, la connaissance technique peut porter un projet et permet d’envisager des choses qu’on n’imaginerait pas forcément possibles. » Elle nuance toutefois : « Quand on a une idée en tête et qu’on souhaite la réaliser techniquement, on trouve toujours des solutions et c’est là que l’innovation se fait. »

Aujourd’hui en Europe, il existe deux formations dédiées à la céramique en école d’art. La Cambre s’est ainsi construit une solide réputation et attire tant les étudiants belges qu’étrangers. Avec 19 élèves répartis sur les cinq années d’études proposées, l’atelier de céramique a désormais le vent en poupe et reçoit toujours plus de demandes. L’ENSA à Limoges propose de son côté un atelier de céramique avec une spécialisation en porcelaine. Ailleurs, si le médium est davantage abordé d’un point de vue artisanal comme à la Maison de la céramique de Dieulefit, ou d’un point de vue transversal, comme à la HEAD, il ne cesse d’intéresser les jeunes artistes grâce aux professeurs et à la transmission de leur passion pour le médium.

Aujourd’hui, la céramique participe ainsi pleinement à l’écriture d’une histoire de l’art contemporaine. Venue de formations en école et de résidences, une jeune génération d’artistes s’empare du médium. Ils témoignent, par leur pratique, des effets d’un enseignement qui a su se renouveler pour en ouvrir les possibilités créatives. « Il y a une vingtaine d’années, on disait que la céramique était finie dans les écoles d’art. Mais je suis ravie de voir l’évolution du médium, l’engouement qu’il suscite aujourd’hui et je continue d’être impressionnée par cette nouvelle génération. La céramique a un bel avenir », se réjouit Caroline Andrin.

« Caroline Andrin et moi avons étudié à l’ESAA auprès de l’artiste japonaise Setsuko Nagasawa. Son enseignement était basé sur l’expérimentation, on se focalisait sur ce que la matière nous donnait et on développait un projet autour des phénomènes donnés par les matériaux. Cela me plaisait beaucoup. Le cursus d’enseignement en Suisse alémanique, par lequel j’étais passée avant, est guidé par une toute autre pensée : on a un but et on réalise ce qu’on a en tête. » Magdalena Gerber

Ceramic Brusselsécoles d’art

Ceramic Brussels est née d’une rencontre devenue collaboration : celle de Gilles Parmentier et de Jean-Marc Dimanche, « un duo qui met en commun ses forces et ses compétences au service de la céramique et de son écosystème. » Entretien croisé.

Carine Claude
25 janvier 2024
Bruxelles
356

Lorsqu’ils se sont rencontrés il y a deux ans, leur intuition commune s’est muée en certitude : celle que la céramique était « à un tournant de sa reconnaissance et de son histoire ». Pourtant, aucune manifestation internationale d’envergure ne lui avait jamais été consacrée. Gilles Parmentier, directeur d’Art on Paper, connait comme sa poche l’écosystème culturel bruxellois. Quant à Jean-Marc Dimanche, curateur, spécialiste des métiers d’Art en Europe et conseiller pour le Grand-Duché du Luxembourg, il est un fin connaisseur de ce médium longtemps déconsidéré. De leurs échanges enthousiastes est née l’idée d’un projet fédérant l’ensemble des acteurs de la céramique contemporaine le temps d’un événement à Tours & Taxis. Ils nous le racontent.

Comment est née l’initiative d’un salon consacré à la céramique ?

Gilles Parmentier (GP) : Cette réflexion est née d’une intuition et d’une vision qui se sont progressivement dessinées il y a deux ans lorsque nous avons observé la présence de plus en plus marquée de la céramique dans les galeries, les foires et les manifestations internationales. De cette intuition s’est dégagée l’idée qu’il serait pertinent qu’un événement, en l’occurrence une foire, puisse se dédier exclusivement au médium de la céramique pour mettre en valeur la variété, la dynamique et la diversité de la création contemporaine dans ce domaine. Cette intuition s’est concrétisée lorsque nous avons décidé de nous associer avec Jean-Marc. Nous avons alors questionné les artistes et l’ensemble des acteurs de l’écosystème de la céramique sur la pertinence de ce projet visant à lancer la toute première foire européenne dédiée au médium. Et de le construire avec eux. Unanimement, ils nous ont confortés et encouragés, car créer un tel événement leur apparaissait à la fois comme une nécessité et une évidence.

Jean-Marc Dimanche (J-M D) : Il s’agit de deux intuitions croisées. Je travaille depuis longtemps sur le sujet céramique et je me suis souvent posé la question : « Pourquoi n’existe-t-il pas de véritable opération consacrée à la céramique contemporaine ? » Mais je n’aurais jamais imaginé moi-même monter un événement commercial tel qu’une foire… Le déclencheur a été la proposition de Gilles, que j’avais rencontré à Elevensteens et pendant Art on Paper. Et lorsque nous avons interrogé les galeries, ce même constat sur le manque s’est avéré encore plus important que nous ne l’imaginions.

Comment expliquez-vous cette absence ?

J- M D : Je pense que la céramique est un milieu complexe. En Europe, en particulier en Belgique et en France, nous avons surtout une histoire autour de la poterie, c’est-à-dire l’artisanat d’art de la céramique potière. Or, le basculement de la céramique vers le marché de l’art contemporain est un phénomène assez récent, notamment grâce à Johan Creten qui est notre invité d’honneur. Tout à coup, certains plasticiens se sont emparés de la céramique en défendant l’idée qu’il s’agissait d’un matériau tout aussi intéressant que les autres. Cette revendication a fait basculer les choses. Mais aujourd’hui, il reste malgré tout deux familles que l’on va justement réunir dans la foire : ceux qui viennent de l’atelier de la poterie et ceux qui prennent la céramique comme un médium contemporain à proprement parler. En Europe, il existe déjà une galaxie un peu éparpillée de salons et des marchés de la céramique, comme C14 ou Saint-Sulpice, qui sont montés avec les artistes et pour les artistes sans nécessairement passer par les galeries. Portées par des personnalités comme Johan Creten ou Anne Wenzel, les galeries d’art contemporain montrent depuis 10 ou 15 ans de la céramique comme un médium sculptural à part entière au même titre que la pierre ou le bronze, sans penser à l’univers potier. Aujourd’hui ces œuvres grandissent sur le marché de l’art contemporain, que ce soit chez Almine Rech, Perrotin ou Transit. Mais à l’occasion des foires, elles ne montrent en général que quelques pièces.

GP : Se poser la question de lancer une foire dédiée à la céramique apportait déjà des éléments de réponse. La mise en place d’une foire à Bruxelles est apparue comme une évidence pour les acteurs sondés. Le projet est devenu un mot d’ordre de rassemblement pour toutes ces diversités de courants, de pratiques et de regards.

Est-ce un phénomène de mode ?

GP : Ce n’est pas une mode, mais une lame de fond qui s’installe depuis une dizaine d’années. Plusieurs phénomènes l’expliquent. Les artistes, mais aussi les amateurs, ont accès à une diversité de techniques, de pratiques et d’ateliers encore jamais vus, qui fait que de plus en plus de gens peuvent travailler la terre. Par ailleurs, les écoles d’art sont submergées de demandes d’inscriptions en ateliers de pratique céramique. C’est tout à fait inédit. Il s’agit surtout de l’aboutissement du travail des artistes qui offrent une production de plus en plus importante et qualitative, de plus en plus regardée par les galeries et les institutions. Une foire manquait à ce dispositif de mise en valeur du médium.

J- M D : La visibilité de la céramique sur le marché de l’art contemporain grâce à des précurseurs comme Johan Creten et d’autres entraine une évolution dans les écoles d’art. La céramiste Caroline Andrin, par exemple, nous racontait que lorsqu’elle est arrivée à La Cambre il y a une quinzaine d’années, seuls trois ou quatre étudiants s’intéressaient au domaine. Aujourd’hui, elle refuse du monde dans la section céramique. On entend la même chose aux Beaux-Arts de Paris, à la HEAR à Strasbourg ou à la HEAD en Suisse. Les ateliers de céramique étaient la Cendrillon des Beaux-Arts. On la voyait comme une pratique un peu pauvre de l’art contemporain et on la reléguait au niveau des métiers d’arts. La tendance s’inverse aujourd’hui. Les jeunes étudiants ont de plus en plus envie de travailler la matière et se posent la question « Pourquoi pas la céramique ? » Tous ceux que je croise comme Elsa Guillaume font part de ce plaisir. C’était rare il y a 20 ans.

Cette envie est-elle liée à des préoccupations plus philosophiques ou politiques, comme la prise de conscience écologique et environnementale ?

J- M D : Il y a peut-être même un double phénomène. Tout d’abord, l’envie de renouer avec le « faire ». Si on regarde les foires il y a une vingtaine d’années, le numérique et la vidéo étaient omniprésents. Même la peinture était considérée comme has been, car encore trop dans la matérialité. Ensuite, il y a cette prise de conscience environnementale de la jeune génération qui cherche à utiliser des matériaux nobles, non pas au sens du luxe, mais de la nature pour créer soi-même des pièces qui ne vont pas polluer davantage notre planète. Toute une jeune génération d’artistes cherche à sortir du conceptuel et du numérique pour renouer avec la matière en utilisant des matériaux acceptables pour notre planète. La céramique permet cela.

Quel est le rôle de l’advisory board dans l’organisation et la sélection de la foire ?

G P : Rapidement, il nous a semblé important d’être épaulés et accompagnés par des personnes-ressources afin de développer la vision du salon et de nous conseiller dans nos choix stratégiques. Ce comité est d’une composition très large et internationale pour bénéficier d’un maximum de regards et d’orientations. Les membres nous ont accompagnés pour sélectionner les galeries et définir le positionnement global de la foire, mais aussi pour contribuer à la stratégie de l’organisation et à sa notoriété à l’international.

J- M D : Ces spécialistes viennent non seulement de différents pays, mais ils représentent aussi les différents types d’acteurs de l’écosystème céramique. Avec le conservateur Ludovic Recchia, qui dirige Keramis, et Christine Germain-Donnat, la directrice du musée de la Chasse et de la Nature, nous sommes plutôt dans l’institution muséale. L’artiste Magdalena Gerber, qui intervient à la HEAD à Genève, est dans la transmission. Geertje Jacobs, le directeur de l’EKWC, apporte un regard sur la formation et la carrière des artistes. Ce sont donc des points de vue qui couvrent à la fois la technique, la monstration, les musées, etc.

Comment avez-vous déterminé le lieu et la date de cette première édition ?

G P : L’agenda international des foires d’art contemporain est très chargé. Il est presque impossible de trouver une semaine ou même quelques jours libres parmi les événements d’importance. Nous avons décidé d’organiser la foire en janvier à Tour & Taxis qui offre des espaces de référence connus pour avoir accueilli la BRAFA ou Art Brussels. La lumière y est agréable, la circulation est confortable pour le visiteur. L’implantation de cette première édition à Tour & Taxis est un témoin fort de l’ambition de l’événement. Par ailleurs, nos dates coïncident avec l’ouverture VIP de la BRAFA. Cette période permet à Bruxelles de rayonner à l’international avec des propositions artistiques et culturelles de grande qualité. En nous inscrivant dans cet agenda, nous offrons à nos visiteurs la possibilité de bénéficier de cette dynamique.

Quels seront les temps forts de votre programmation culturelle ?

G P : Pour cette première édition, nous avons déployé un maximum d’efforts pour asseoir la qualité et la diversité des galeries. Nous avons construit l’appel aux jeunes artistes européens à travers le Ceramic Art Prize. Le jury a sélectionné dix lauréats et une exposition curatée par Jean-Marc sera dévoilée gratuitement au public en ouverture de la foire. En parallèle, Ceramic Brussels a pris l’initiative du dialogue avec Johan Creten pour organiser un solo show qui n’est pas une rétrospective, mais un regard sur sa carrière. Dans l’entrée, nous présenterons une installation en collaboration avec le MAD Brussels, la maison du design et de la mode de la région bruxelloise qui soutient les jeunes créateurs. Nous allons également organiser des rencontres et visites guidées à l’extérieure de la foire, ainsi qu’un programme de talks. Nous avons cependant souhaité concentrer nos forces à Tour & Taxis pour constituer ce chaînon manquant dans l’écosystème de la céramique et de l’art contemporain. Pour les futures éditions par contre, nous développerons sans doute davantage d’activités à l’extérieur de la foire en partenariat avec les institutions culturelles.

À terme, l’idée serait-elle de créer une plateforme européenne dédiée à la céramique ?

J- M D : Cela pourrait être une ambition future, presque une utopie… Nous mettons l’ensemble de nos efforts et de nos ambitions dans cette première édition et nous étudierons avec les acteurs la pertinence d’autres manifestations. N’oublions pas que nous commençons cette aventure avec 60 galeries autour d’un seul médium, ce qui est déjà tout à fait exceptionnel ! C’est la première fois qu’une foire osera réunir, toute la céramique, de ses formes traditionnelles jusqu’aux recherches plasticiennes, pour revendiquer qu’elle est un médium qui a toute sa place dans l’art contemporain.

Ceramic Brusselsartistesduo
Carine Claude
25 janvier 2024
Bruxelles
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Fondatrice de la fondation LAccolade

Qu’est-ce qui vous a donné envie de participer au Ceramic Art Prize ?

J’ai souhaité participer au prix pour plusieurs raisons. J’ai une certaine intimité avec le travail du modelage puisque pendant plusieurs années j’ai suivi des cours aux Ateliers du Carrousel avec Pascale Morice, sculptrice et lauréate du Prix Bourdelle. L’exercice est à la fois physique et délicat. La seconde raison est la découverte à Los Angeles d’une scène extrêmement foisonnante consacrée à la céramique, jouant très librement avec les formes et les couleurs, de véritables sculptures. La troisième est la rencontre avec Jean-Marc Dimanche, grâce à Stéphanie Pécourt, qui s’est intéressé très tôt aux créations artistiques textiles et céramiques, alors que ces pratiques étaient encore largement dénigrées ou sous-estimées. Enfin, le fait que l’invité d’honneur pour cet évènement soit Johan Creten dont j’ai eu la chance de visiter l’atelier à Montreuil était une raison supplémentaire pour participer à ce prix.

Avez-vous déjà organisé des résidences ou des expositions dédiées à la céramique ?

Notre trilogie autour du vivant se terminant, nous entamerons une nouvelle saison de résidences en 2024 intitulée Tremblements de la Terre, avec des artistes utilisant la terre comme moyen d’expression artistique (…). Nous nous réjouissons Christopher Yggdre, le directeur artistique de la fondation, et moi-même, de découvrir les lauréats de Ceramic Art Brussels et d’inviter l’un d’entre eux en résidence pour deux mois. Pour nous, c’est une source permettant d’alimenter et d’enrichir nos recherches et c’est un bonheur que d’avoir accès à ces dossiers, puis de les découvrir « en vrai » à Bruxelles.

De plus en plus de jeunes artistes s’intéressent à la céramique dans leur pratique. Comment l’expliquez-vous ?

Je pense qu’une relation de plus en plus étroite entre artistes et artisans se généralise en France. Je l’observe dans les programmes des écoles d’art. Il s’agit aussi d’une demande de la part des étudiants qui veulent apprendre ces gestes et ces virtuosités. L’art est une forme de travail non structurée et illimitée qui exprime des émotions, des sentiments et une vision, tandis que l’artisanat fait référence à une activité qui implique la création à partir de ses propres mains, une dextérité manuelle. À une époque aussi incertaine que la nôtre avec le numérique, le virtuel prenant tant de place dans nos vies et sous nos doigts, avec des technologies qui pensent pour nous et nous proposent par fenêtres publicitaires ce que nous venons à peine de désirer, je crois que de plus en plus de jeunes éprouvent le besoin de reprendre pied avec la réalité à travers leurs mains, leurs corps, leurs sensations, à travers des savoir-faire. Parce que dans le geste, il y a, et on l’oublie souvent, une forme de concentration, proche de la méditation qui le relie de manière inconsciente et naturelle à toute la communauté humaine et à celle des vivants.

Ceramic Brusselsfondation
Carine Claude
25 janvier 2024
Bruxelles
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Directrice du Centre Wallonie-Bruxelles

Comment les artistes actuels exploitent-ils la céramique?

À l’instar d’autres outils, de médiums, comme le textile ou encore les médiums numériques, la céramique semble représenter l’un des instruments à investir parmi d’autres, comme permettant de virtualiser des créations nouvelles pour de nombreuses.eux artistes. Parmi les personnalités dont nous avons programmé des pièces au Centre Wallonie-Bruxelles, rares sont celles et ceux qui concentrent leurs potentiels et désirs exclusivement sur ce médium d’expression. Nombre d’entre elles et eux ont un rapport très « désacralisé » au médium et puisent dans des techniques qui servent leurs aspirations.

Les jeunes générations d’artistes engagent de multiples réflexions sur le décloisonnement des médiums dans l’art. Quelle place occupe la céramique dans cette nouvelle lecture des œuvres ?

Incontestablement, la céramique permet de reprendre la question du geste artistique, de sa temporalité, et fondamentalement pose en creux la question du statut même de l’artiste et de l’œuvre, notamment dans sa dimension de perfection. L’intérêt croissant face à des pratiques modestes, faillibles, moins démiurgiques — la considération de performativités non humaine dont celle de la matière en elle-même — contribue à la revalorisation de pratiques comme la céramique.

Certains collectionneurs ne collectionnent-ils « que » de la céramique ?

Pour les collections qu’il m’ait été donné de découvrir et d’arpenter, il en est certaines qui tout en ne se concentrant pas exclusivement par des acquisitions de céramique, se distinguent en effet par un large tropisme « réservé à ».

Ceramic Brusselsdirection

C’est une grande première. Ceramic Brussels, seule et unique foire internationale dédiée exclusivement à la céramique contemporaine, se tient du 25 au 28 janvier 2024 à Tour & Taxis. Une foire « militante » selon la volonté de ses deux co-directeurs, Gilles Parmentier et Jean-Marc Dimanche.

Carine Claude
25 janvier 2024
Bruxelles
356

Les lignes bougent. Longtemps déconsidérée par le milieu de l’art contemporain, la céramique séduit de plus en plus artistes comme collectionneurs et s’invite dans les galeries les plus prestigieuses. Pourtant, aucune foire d’envergue ne lui avait jamais été consacrée. Partant de ce constat, le duo franco-belge constitué par Jean-Marc Dimanche et Gilles Parmentier a décidé d’y remédier en imaginant une foire 100 % consacrée au médium, qui se déroulera du 25 au 28 janvier 2024 à Tour & Taxis, lieu bien connu des amateurs d’art pour avoir accueilli la Brafa, Art Brussels et plus récemment Art on Paper.

« J’ai toujours travaillé sur des expositions et des biennales, je n’aurais pas forcément imaginé que je ferai une foire un jour », confie Jean-Marc Dimanche. Ce spécialiste des métiers d’art qui a dirigé pendant 20 ans l’agence de design V.I.T.R.I.O.L. avant de co-fonder la Maison Parisienne avec Florence Guillier-Bernard a notamment été conseiller auprès de S.A.R. la Grande-Duchesse héritière du Luxembourg. Commissaire général de la biennale De Mains De Maîtres, il a également été à la tête d’Eleven Steens, un espace privé bruxellois dédié à l’art et à la matière. Il poursuit : « Lorsque j’ai rencontré Gilles pendant Art on Paper (Gilles Parmentier est le directeur de ce salon international du dessin à Bruxelles, NDLR), il m’a demandé ce que j’aurais envie de faire comme foire et m’a proposé de lui fournir trois choix. J’ai répondu sans hésitation : La céramique, la céramique, la céramique. »

Retour en grâce

Depuis une petite décennie, la céramique contemporaine fait de plus en plus parler d’elle. La critique d’art est intarissable, les écoles rouvrent leurs sections céramiques longtemps dépeuplées, le marché s’en mêle et les institutions aussi. L’an passé, « Les Flammes. L’âge de la céramique » au musée d’Art moderne de Paris faisait ainsi dialoguer 350 pièces à travers les âges, remettant en question la hiérarchie sclérosée des formes d’art dont les unes seraient réputées plus nobles que les autres. Vieux débat, mais réalité bien ancrée. C’est vite oublier que les géants de l’art moderne ont tous apprivoisé la céramique pour ses qualités plastiques permettant d’hybrider les médiums, de battre en brèche les académismes et de décloisonner les genres.

L’artiste flamand Johan Creten, invité d’honneur de cette première édition, confie d’ailleurs avoir passé une bonne partie de sa vie à défendre le fait que la céramique soit reconnue au même titre que les médiums phares de l’art contemporain que sont la peinture et la sculpture, en particulier à une époque où l’art conceptuel avait le dernier mot. « L’ontologie même de l’art contemporain, de l’art du maintenant et de l’ici, n’est-il pas de “déboulonner” les canons et diluer les frontières ? » perçoit Stéphanie Pécourt, directrice du Centre Wallonie-Bruxelles. Elle poursuit : « Longtemps considérée par certain. e. s comme une pratique qualifiée d’artisanale pour ne pas dire “purement utilitaire ou à vocation ornementale et décorative” — comme si cela d’emblée induisait une hiérarchie — la céramique semble bénéficier, et ce depuis quelques années, d’un vif regain d’intérêt tant de la part des collectionneur.euse. s que de celles et ceux dont on considère la parole comme légitime et prescriptive sur l’art contemporain. »

“La question du geste artistique, de l’excellence de celui-ci constitue une des questions qui semble relégitimer ce médium déconsidéré. L’outrage, le travestissement, la rature à la céramique elle-même dans sa dimension de “bel” artefact a également, je pense, contribué à repositionner ce médium.” Stéphanie Pécourt

« Organiser une foire dédiée à la céramique à Bruxelles fait tout à fait sens », affirme Thomas Ghaye de la galerie La peau de l’Ours, qui expose à Ceramic Brussels. « La Belgique a un historique fort avec ce médium. Elle a longtemps été un centre de production de céramique névralgique en Europe et les Belges ont une affection particulière pour ce médium. Et nous avons une excellente école d’art, La Cambre, avec une exceptionnelle section céramique d’où sont sortis des jeunes talentueux ces dernières années. Je n’ai pas connu cette époque en tant que galeriste, mais pendant très longtemps, la céramique a été reléguée au rang de médium mineur et d’artisanat, et était le parent pauvre des écoles d’art. Mais quelque chose se passe aujourd’hui sur le marché, dans les foires et dans les écoles. » Un point de vue que confirme Delphine Guillaud de la galerie parisienne Backslash : « De plus en plus de collectionneurs s’intéressent à cette discipline et la collectionnent. Elle fait un peu moins peur qu’il y a quelques années et ce médium a enfin trouvé une place méritée. »

Co-construire

Pour lancer la foire, les deux co-directeurs ont sondé en amont l’ensemble de l’écosystème de la céramique contemporaine en s’entourant des conseils d’un advisory bord composé de personnalités du milieu. On y retrouve bien entendu Johan Creten, mais aussi Christine Germain-Donnat, directrice du musée de la Chasse et de la Nature ; Magdalena Gerber, du centre d’expérimentation et de réalisation en céramique contemporaine de la HEAD à Genève ; Geertje Jacobs, directeur de l’EKWC, célèbre résidence néerlandaise ainsi que de Ludovic Recchia, directeur de Keramis. Autant de représentants d’institutions renommées dans le domaine avec lesquels les deux co-organisateurs ont choyé la sélection et concocté la programmation.

Résultat : plus d’une soixantaine de galeries internationales de premier plan ont répondu présentes. Une rareté pour une première édition dans l’univers hautement concurrentiel du marché de l’art. « Le pari était audacieux, car nous avons monté l’événement en un an, mais notre duo fonctionne très bien grâce à notre complémentarité, dit Gilles Parmentier en évoquant la conception de la manifestation avec Jean-Marc Dimanche. En un an, nous avons eu le temps d’apprendre à nous connaitre et à travailler ensemble. Nos expériences respectives permettent de multiplier notre force de frappe à Bruxelles, au Luxembourg, à Paris et en Europe. Le résultat se sentira dans cette première édition, car c’est le fruit du 1 + 1 = 3. »

Les visiteurs doivent s’attendre à un panorama hétérogène couvrant l’ensemble des champs de la création céramique — et pas seulement la création plasticienne ultra-contemporaine. Chez Backslash, un solo show est consacré à l’artiste mongole Odonchimeg Davaadorj « qui travaille la céramique depuis des années et transcrit par cette technique tout l’héritage mongol de son enfance », précise Delphine Guillaud. « Esprits chamans et paysages des steppes forment son univers artistique. » La galerie Transit, pionnière dans la présentation de céramiques, notamment en ayant très tôt défendu le travail de Johan Creten, expose des œuvres de Thomas Huber, Nikita Kadan, Jenny Watson et Kocheisen & Hullman, ainsi que les travaux récents de Michael Sailstorfer. Quant à la galerie Patrick & Ondine Mestdagh, elle présente « From The Delville Collection », une sélection de céramiques japonaises du collectionneur Didier Delville, notamment les étonnants rubans de porcelaine d’une légèreté irréelle créés par Kino Satoshi. « Le Japon est depuis longtemps un centre d’excellence en céramique, mais au XXe siècle, bon nombre de ses célèbres traditions ont commencé à évoluer vers la culture la plus innovante et la plus créative », explique le collectionneur. Des maîtres du médium travaillent l’argile de manière non conventionnelle et surprenante, un équilibre entre tradition et innovation, une force unique qui trouve rarement un équivalent en Occident.

Quatre objectifs

« Nous poursuivons quatre objectifs, résume Gilles Parmentier. Mettre en valeur la diversité des approches artistiques de la céramique à travers la sélection de galeries internationales et la participation d’institutions et d’acteurs mondiaux de premier plan ; offrir un forum unique pour des échanges de haut niveau et encourager les interactions et collaborations ; contribuer à la production de contenu en publiant un magazine annuel consacré à la céramique et lancer le prix d’art Ceramic Brussels, un appel européen à projets avec un jury international, et plusieurs prix décernés pendant la foire »

Pour sa première édition, le Ceramic Art Prize récompense ainsi plusieurs artistes européens de la spécialité afin de « mettre en valeur la vitalité et la diversité de la pratique céramique contemporaine, à soutenir la création contemporaine et à stimuler de nouveaux échanges entre artistes, institutions, galeries et le public de la foire. Les lauréats seront exposés lors d’une exposition collective curatée par Jean-Marc Dimanche pendant la foire et présentés dans une publication. Plusieurs prix seront également décernés aux artistes lors de l’ouverture, notamment une exposition individuelle qui se déroulera lors de la deuxième édition de Ceramic Brussels en 2025 ainsi qu’une résidence internationale accueillie par la fondation LAccolade. “La rencontre avec Jean-Marc Dimanche est l’une des raisons qui m’ont donné envie de m’investir dans ce prix”, confie Catherine Dobler, fondatrice de LAccolade, une fondation basée en France et à Los Angeles qui accueille des artistes en résidences. Très tôt, il a défendu la création textile et céramique, alors que ces pratiques étaient encore largement dénigrées ou sous-estimées en Europe. Combien de fois lui a-t-on demandé pourquoi il se passionnait pour des travaux de bonne femme, à la couture et à la poterie ! » Les lauréats de ce premier cru 2023 sont : Audrey Ballacchino ; François Bauer ; Duo vertigo, le projet des deux artistes français Nitsa Meletopoulos et Victor Alarçon ; Damien Fragnon ; Elsa Guillaume ; Ming-Miao Ko ; Jonas Moënne ; Inup Park ; Antoine Moulinard et Joke Raes. Un dense programme de rencontres, talks, conférences et autres visites vient compléter les quatre jours de l’événement « pour stimuler les échanges et engager le débat », selon le souhait des deux co-directeurs. Maintenant que la céramique a pris la parole, elle n’est pas près de lâcher le micro.

“Le matériau terre a sa propre complexité : c’est la combinaison des quatre éléments : la terre, l’eau, l’air, le feu. J’avais été frappée lors de la venue de Lee Ufan en résidence à la manufacture de Sèvres par son approche très poétique de la fabrication d’une céramique. Selon lui, le feu était co-créateur. Son action, quelquefois imprévisible, procurait des résultats inattendus propices au processus créatif.” Catherine Dobler, fondation LAccolade

Ceramic Brusselsfoirecéramique

Associée au projet GREENART, la Tate supervise les discussions et la collaboration autour de l’évaluation des nouveaux produits de nettoyage verts. Bronwyn Ormsby, directrice de l’équipe, fait la lumière sur le rôle et les objectifs de l’institution.

Antonio Mirabile
24 janvier 2024
Londres
357

Chercheuse principale en conservation à la Tate — poste qu’elle occupe depuis sa nomination en 2016 — Bronwyn Ormsby obtient son doctorat en sciences du patrimoine à l’Université de Northumbria à Newcastle en 2002. C’est là que débute ce qui deviendra une collaboration de longue haleine avec l’institution où elle a occupé divers postes en sciences de la conservation. Aujourd’hui, elle dirige les équipes de conservation scientifique et de conservation préventive. Elle tient un rôle crucial au sein du projet GREENART, où elle est responsable de la conception, du contenu et de la réalisation du projet de la Tate avec les équipes de conservation scientifique et de conservation des peintures, soutenues par le département en charge des collections, de la curation, de la recherche et de l’interprétation. Elle explique plus avant le rôle de la Tate au sein du projet GREENART.

Quel est votre rôle dans le projet ?

La Tate est un partenaire associé du projet GREENART. Notre participation est financée par le UK Research and Innovation (UKRI) dans le cadre de la subvention de garantie de financement Horizon Europe du gouvernement britannique. Nous avons été partenaires d’un autre projet financé par l’UE, NANORESTART, de 2015 à 2018, donc je connaissais bien le consortium de recherche interuniversitaire (CSGI). En tant qu’investigatrice principale de la contribution de la Tate pour GREENART, j’ai conçu le projet de l’institution en conséquence. La recherche fait partie de ses missions principales et chaque proposition de recherche doit être acceptée par divers intervenants internes et externes. Le projet doit être aligné sur des valeurs institutionnelles, pertinent pour la collection et doit répondre à des questions urgentes et/ou pratiques. Nous disposons d’un corpus de recherche substantiel sur les œuvres d’art modernes peintes et sur la science du nettoyage, ainsi que de programmes en cours sur la durabilité, ce qui nous a bien positionnés pour rejoindre GREENART.

La Tate est le chef de file du Work Package 2 (WP2) Task 2.3. Nous coordonnons les discussions et facilitons la collaboration autour de l’évaluation des matériaux de nettoyage écologiques produits dans le cadre du WP2. Nous nous réunissons mensuellement sur Zoom pour discuter de sujets allant de l’éthique aux nouveaux matériaux GREENART, et au-delà. Ce rôle est particulièrement important et nous donne aussi l’opportunité de rencontrer des collègues du monde entier et d’apprendre les uns des autres.

En termes simples, pouvez-vous nous expliquer ce qu’implique le processus de nettoyage d’une œuvre d’art ? Qu’est ce qui est enlevé ?

Le nettoyage d’une œuvre d’art n’est jamais simple. Il dépend du contexte, de ce qu’on veut retirer ou même de la complexité matérielle de l’œuvre d’art, mais également du temps et des ressources disponibles. Une tâche clé est de déterminer si quelque chose est indésirable et pourquoi. Parfois, il s’agit d’une couche de saleté, d’un revêtement — ou les deux —, d’une retouche… Il peut aussi s’agir d’un graffiti ou de marques accidentelles. Parfois, ce sont les propres matériaux de l’œuvre qui se dégradent, puis forment des couches qui obscurcissent la surface. Une fois le problème compris, il s’agit d’évaluer les risques éventuels associés aux processus de nettoyage. Il faut alors venir observer les matériaux de l’œuvre et les systèmes de nettoyage possibles en considérant les avantages et risques de chaque option. Lorsque cela est terminé, le processus de nettoyage, toujours lent et méticuleux, peut démarrer, mais restera étroitement surveillé à travers une évaluation régulière des progrès effectués. Mais dans certains cas, on peut choisir de ne pas nettoyer par manque de connaissance des matériaux impliqués — même encore aujourd’hui ! — ou parce que l’œuvre d’art est tout simplement trop fragile. De même, choisir de ne pas nettoyer peut comporter ses propres risques comme l’incrustation des couches de saleté, qui deviennent généralement plus difficiles à enlever avec le temps…

Comment s’effectue l’évaluation d’un liquide de nettoyage écologique ?

GREENART vise à produire des matériaux de nettoyage « verts » — c’est-à-dire qu’ils devraient avoir un faible impact environnemental et humain — sous forme de gels et de liquides variés, appelés « microémulsions » ou « fluides nanostructurés ». Avant qu’ils ne soient utilisés sur des œuvres d’art, ils doivent être évalués à travers de nombreux paramètres. Tous les matériaux GREENART WP2 impliquent une application directe et doivent donc faire l’objet d’une évaluation des risques-bénéfices quant à leur impact sur les matériaux à éliminer ainsi que sur les œuvres d’art. Cela implique la caractérisation des propriétés du système de nettoyage comme la porosité, la rigidité et la capacité de rétention/libération de liquide, réalisée par les leaders du package de travail (CSGI) à la phase de préproduction. Une fois arrivés aux conservateurs, d’autres types d’évaluation deviennent également pertinents : la manière dont les matériaux se manipulent, leur efficacité de nettoyage, leur facilité d’utilisation, leur capacité de réutilisation, leur adaptation aux divers défis de conservation, le potentiel de résidus du système de nettoyage restant sur les surfaces des œuvres d’art, les protocoles de sécurité et d’élimination… Cela peut se faire grâce à la collaboration entre les fabricants de matériaux, les scientifiques et les conservateurs.

Les outils d’évaluation vont de l’œil humain non assisté à l’imagerie et à la photographie multi-longueurs d’onde, en passant par la microscopie, ainsi qu’une gamme d’évaluations scientifiques du niveau macro au submicron. Les outils utilisés varieront en fonction du type de matériau de nettoyage, des matériaux de l’œuvre, de sa forme et de sa taille, des instruments disponibles, ainsi que des ressources humaines et financières. L’un des avantages de travailler au sein d’un projet de l’ampleur de GREENART est que nous pouvons discuter avec d’autres membres du consortium, proposer et partager des idées et des compétences, ainsi que les résultats des évaluations qui peuvent être effectuées sur une grande variété d’objets, des pierres anciennes à des œuvres d’art contemporain.

Est-ce une méthodologie qui peut être adaptée à tous les matériaux du patrimoine culturel ?

Il existe des méthodologies de recherche et d’examen de conservation établies qui ont été utilisées pour ces types d’évaluations depuis des décennies et qui peuvent être utilisées pour la plupart des œuvres d’art. La plupart commencent par explorer les matériaux de nettoyage et les œuvres d’art séparément, suivis d’une évaluation des effets des systèmes de nettoyage appliqués sur ce que nous appelons des prototypes, ou, si nous avons de la chance, en utilisant certains matériaux d’archives sourcés qui sont proches, sinon identiques, à l’œuvre d’art en composition et en âge, tels qu’une pièce préparatoire. Ces types de matériaux sont extrêmement précieux et difficiles à obtenir. Ce processus, en particulier lorsque le temps de recherche est bien financé, conduit à la réduction des options et donc à la diminution des risques. L’utilisation de prototypes facilite également le développement de nos connaissances sur la manière dont ces nouveaux matériaux se manipulent, se comportent et peuvent être optimisés selon les spécificités du nettoyage souhaité.

Allez-vous également évaluer l’éco-durabilité de ces nouveaux produits ?

La Tate n’évaluera pas directement l’éco-durabilité des produits, mais nous portons un vif intérêt aux évaluations du cycle de vie effectuées dans le cadre du WP8 !

Prévoyez-vous également une analyse comparative avec des méthodes plus traditionnelles ?

Oui, nous incluons toujours des études comparatives dans nos recherches sur le nettoyage, car elles offrent des informations de meilleure qualité, moins biaisées, au domaine dans son ensemble et apportent une rigueur nécessaire au processus d’évaluation des risques. Nous ne garantissons jamais d’utiliser de nouveaux produits sur les œuvres de la Tate — nous évaluons rigoureusement et choisissons la meilleure option pour l’œuvre d’art en question, qu’il s’agisse d’un produit novateur ou non. Nous utiliserons au moins plusieurs matériaux similaires, y compris des produits déjà bien établis tels que l’agar, qui est utilisé en conservation depuis au moins deux décennies, ainsi que les matériaux de NANORESTART avec lesquels nous avons maintenant une véritable expérience. Le mélange exact des produits doit encore être finalisé — c’est l’une des nombreuses questions auxquelles nous réfléchissons actuellement.

Comment un nouveau produit passe-t-il du laboratoire de recherche aux ateliers de restauration ?

Cela dépend. Avec GREENART, ce processus est intégré au projet et est relativement formalisé à travers les niveaux de préparation technologique (TRL). En dehors de la recherche financée sur plusieurs années, cela se fait à plus petite échelle grâce à des collaborations ciblées entre l’industrie et les professionnels du patrimoine, ou par ces derniers directement pour résoudre un problème spécifique. Dans GREENART, à mesure que les conservateurs passent à la phase d’évaluation en utilisant des méthodologies spécifiques et en réalisant des traitements par études de cas, certains produits commenceront à se démarquer comme les plus adaptés. Puis ces options seront affinées et encore davantage développées. Les produits qui répondent à tous les critères requis et se montrent prometteurs seront très probablement inclus dans la phase de production commerciale vers la fin du projet.

Quelles autres institutions sont impliquées dans ce processus de validation ?

Dans le WP2, l’équipe de la Tate travaille avec des collègues de la conservation et de la science de diverses institutions publiques et privées, en plus de nos collègues du CSGI, pour contribuer à l’évaluation et à la modification des nouveaux matériaux de nettoyage du WP2. Cela inclut l’Université de l’ouest de l’Attique (UNIWA, Grèce) ; le Ministero Della Cultura (MIC, Italie) ; la Fondation Solomon R Guggenheim (Peggy Guggenheim Collection Venise, Italie et New York, USA) ; Antonio Mirabile (France et Brésil) ; le Los Angeles County Museum of Art (LACMA, USA) ; le Musée national hongrois (HNM, Hongrie) ; le Metropolitan Museum of Art (New York, USA) ; l’Université de Tokyo des sciences (Japon) ; l’Université de Ljubljana (Slovénie) ; et le Museum of Fine Arts de Houston (MFAH, USA).

Quelles œuvres de la collection de la Tate avez-vous l’intention de nettoyer ?

Les traitements se concentrent sur deux cas pratiques proposés par le Tate : deux peintures de l’artiste britannique renommée Bridget Riley (née en 1931), datant des années 1960, appelées Hesitate (1964) et Fall (1963). Ces tableaux présentent des surfaces peintes à base d’acétate de polyvinyle (PVAc), non vernies, avec des accumulations de saleté et de marques qui en affectent l’impact visuel. Ce type de peintures, relativement peu étudié, est très présent dans la collection de l’institution. Ces tableaux bénéficieront dans une large mesure des recherches rigoureuses et minutieuses menées par GREENART, qui permettront à leur tour d’optimiser la prise de décision et la conception des traitements afin d’obtenir les meilleurs résultats et les plus appropriés. Pour ces œuvres, les risques principaux se logent dans la manipulation des peintures qui sont très sensibles à l’eau, ainsi que dans le polissage de la surface, qui, mal effectué, pourrait entraîner des altérations permanentes. Nous effectuons actuellement un examen approfondi des tableaux en explorant les processus de travail de Bridget Riley, et nous créons des prototypes basés sur les matériaux et les structures de la peinture tout en effectuant des recherches sur les peintures PVAc.

Bientôt, nous commencerons à tester des options de traitement comparatif sur ces prototypes. À mesure que nous acquérons des connaissances tout au long de la recherche, si l’un des matériaux GREENART s’avère capable d’offrir des résultats de nettoyage à faibles risques, appropriés et durables, le traitement de conservation de Hesitate sera réalisé en premier, suivi de celui de Fall, et sera lui-même soutenu par une évaluation complète des traitements employés, ainsi que par la recherche sur les résidus des systèmes de nettoyage GREENART et la caractérisation de tout impact de leur utilisation sur les peintures PVAc, ce qui, nous l’espérons, sera également utile aux professionnels du patrimoine à l’échelle mondiale.

écologieTate Britain
Diotima Schuck
24 janvier 2024
Angoulême
357

2041. Alors que le monde est dépendant du numérique, celui-ci disparaît sous le coup d’un « grand Bug planétaire » qui rend impossible l’accès aux données virtuelles. Et dans ce chaos, un homme devient le détenteur de l’ensemble de la mémoire humaine… et se retrouve traqué par les gouvernements, les groupuscules et autres organisations mondiales en quête de ce savoir. Avec Bug, Enki Bilal s’attaque au numérique et à son emprise sur le monde d’aujourd’hui sous le prisme de la mémoire. Il y révèle son angoisse pour la perte de la transmission au profit d’un virtuel anxiogène et tentaculaire, et l’univers foncièrement dystopique se révèle vite bien proche du nôtre. Prévue en cinq tome, la série avait vu paraître le premier en novembre 2017. Un an et demi plus tard sortait le second, en 2019, puis le troisième en 2022. Le tome 4, encore à paraître, est prévu pour la fin de l’année 2024.

Festival d’Angoulêmebande dessinéeEnki Bilallivre
Diotima Schuck
24 janvier 2024
Angoulême
357

Sublime Chaos a paru le 9 novembre 2022. L’ouvrage se propose comme une incursion dans la psyché d’Enki Bilal, au cœur de son imagination et des outils créatifs dont il s’arme pour créer ses univers. Ceux-ci se révèlent peu à peu à travers une série d’entretiens avec le journaliste et écrivain Christophe Ono-Dit-Biot, auteur, entre autres romans, de Plonger (2013). Mais le présent ouvrage entre aussi dans la continuité d’un précédent livre, Ciels d’orage, publié onze ans plus tôt sous la forme d’entretiens lui aussi, ici enrichi ces dernières années des échanges entre l’auteur et le journaliste.

Sublime Chaos s’ouvre ainsi sur une introduction et remonte aux origines des visions d’Enki Bilal, les déconstruit, et s’aventure dans son enfance. C’est ce que s’emploient à retracer les entretiens hebdomadaires pendant lesquels se retrouvent Christophe Ono-Dit-Biot et Enki Bilal dans l’atelier de l’artiste : aller à la source de ses obsessions et des images qui constituent ses histoires. Enfance à Belgrade, absence du père, arrivée à Paris… ces événements constituent l’alphabet visuel de l’artiste. Mais Sublime Chaos ne s’arrête pas là et interroge son goût pour le gris puis le glissement vers le vert. Un glissement idéologique, en faveur de la « planétologie », pendant de l’écologie, l’une des préoccupations majeures de l’auteur.

Les entretiens sont accompagnés par des dessins d’Enki Bilal, venant illustrer et tisser des liens entre ses propos et son œuvre, une œuvre de référence de l’un des auteurs de bande dessinée français les plus reconnus.

Festival d’Angoulêmebande dessinéelivreEnki Bilal

Auteur et inventeur de mondes — et du chessboxing —, Enki Bilal imagine des sociétés futuristes dystopiques, qui traduisent ses angoisses et son regard sur la société contemporaine. Dessinateur hors pair, il crée des œuvres qui sortent du cadre de la bande dessinée pour trouver le chemin des galeries d’art et des musées.

Diotima Schuck
24 janvier 2024
Angoulême
357

En 1987, il remportait le Grand Prix du festival d’Angoulême. Depuis, Enki Bilal est devenu l’une des figures de la bande dessinée française. Polymorphe, il se fait tantôt auteur et dessinateur, tantôt réalisateur et scénariste, tantôt artiste — quoique pour lui, art et bande dessinée vont de pair. À travers ses œuvres, il invente des histoires mêlant science-fiction et réflexion sur le monde contemporain, la mondialisation, l’obscurantisme religieux ou les conséquences des systèmes politiques fascistes.

À ces réflexions sociétales s’ajoute un regard plus intime et personnel, poétique et angoissé. Né le 7 octobre 1951 à Belgrade, Enki Bilal passe les dix premières années de sa vie en Yougoslavie. Son père, tailleur du maréchal Tito, fuit en France avec sa famille Enki Bilal, sa mère et sa sœur Enisa de deux ans son aînée. Il restera attaché à sa terre natale et sera marqué par les guerres civiles des années 90 en Yougoslavie, qui inspireront fortement la création du premier tome de sa « tétralogie du Monstre », Le sommeil du Monstre paru en 1998. Celui-ci amorce d’ailleurs un renouvellement de son style graphique et de sa méthode de travail.

Son parcours se construit au gré d’échanges et de rencontres, qui lui permettent de réaliser ses premiers grands projets. Déjà, Enki Bilal présente un trait sûr, singulier, révélant tout de suite son talent de dessinateur. En 1971, il gagne un concours avec le journal Pilote pour lequel il écrit l’année suivante sa première histoire, Le bol maudit. En 1975, il publie son premier album en collaboration avec le scénariste de bande dessinée Pierre Christin, La croisière des oubliés, qui sera suivie par Le vaisseau de pierre en 1976 et La ville qui n’existait pas en 1977. En 1979, Enki Bilal parvient à la reconnaissance critique avec Les Phalanges de l’Ordre Noir, sa quatrième collaboration avec l’écrivain, qui reçoit le prix RTL 1980 de l’album de bande dessinée destinée aux adultes et figure parmi les vingt meilleurs livres de l’année du magazine Lire.

Mais c’est La foire aux immortels, tome inaugurant la « trilogie Nikopol », qui lui permettra d’accéder à la consécration. À la fois auteur et illustrateur du récit, Enki Bilal imagine un univers SF imprégné de références mythologiques, mêlant passé, présent sur fond de problématiques géopolitiques, en l’an 2023, dans un Paris dystopique. En 1993, il entre définitivement dans le cercle privilégié des grands noms de la bande dessinée avec le dernier volet de la trilogie Nikopol, Froid équateur, élu meilleur livre de l’année tous genres confondus par Lire. Grâce à ses projets au cinéma, il impose bientôt son nom en dehors des seuls cadres de la bande dessinée : en 1989, il signe les décors du film La vie est un roman d’Alain Resnais et réalise Bunker Palace Hôtel avec Jean-Louis Trintignant et Carole Bouquet.

Enki Bilal se fait aussi un nom en France et dans le monde grâce aux expositions qui lui sont dédiées et qui mettent en avant son travail d’artiste. Ses œuvres seront présentées au Palais de Tokyo, au musée d’art moderne ???, au Louvre… En 1988, c’est le Palais de Tokyo qui lui consacre une exposition, un an après son prix au festival d’Angoulême — dont il avait été aussi le 14e président cette année-là. Il y expose aux côtés du photographe Josef Koudelka et de l’illustrateur et peintre Guy Peellaert. Les choses s’accélèrent alors entre projets collaboratifs et événements mettant l’artiste auteur à l’honneur. En 1991, c’est au tour de la Grande Halle de La Villette de présenter ses œuvres pendant deux mois. En février 1992, l’exposition « Transit » présente ses dessins sur le parvis de la Grande Arche à La Défense.

Depuis, Enki Bilal a exposé à la Maison Rouge en 2009, à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême en 2011 et 2012, au musée de la Chasse et de la Nature en 2016 ou à l’Institut du monde arabe en 2018 et 2020. À l’étranger, le travail d’Enki Bilal bénéficie aussi d’une belle reconnaissance institutionnelle grâce à plusieurs expositions : en Italie, au musée d’art moderne et contemporain de Trente et Rovereto en 2004, en Belgique au Centre d’art de Rouge-Cloître en 2013 ; ou à la Galerie nationale de Bosnie-Herzégovine à Sarajevo — lieu d’origine des protagonistes de Sommeil du monstre et de la tétralogie — en 2018. S’il a présenté ses œuvres au côté d’autres artistes, il a tout de même été l’objet de solo shows, notamment au Louvre en 2012 avec « Les fantômes du Louvre ». Il s’agissait à l’origine d’un projet d’édition, qui se transformera en exposition, Henri Loyrette, historien de l’art, offrant à Bilal la possibilité d’explorer le musée et ses œuvres.

Les dessins d’Enki Bilal sont aussi présentés en galerie. Trois solo shows sont organisés par la galerie et librairie de bande dessinée genevoise Papiers Gras à la fin de l’année 1998, au début de 1999, puis en 2000. En 2012, la HdM Gallery à Pékin organise elle aussi un solo show. L’auteur expose aussi à Paris ou à Bruxelles, à la galerie 9e Art en 2012 et à la Huberty & Breyne Gallery en 2019. Mais c’est peut-être celle de 1994, « Bleu Sang », qui compte le plus dans la carrière d’Enki Bilal. Il s’agit de la toute première exposition de ses peintures, organisée à la galerie Christian Desbois à Paris.

Pour la première fois, l’auteur se fait peintre et utilise la toile comme support. Un geste fondateur qui lui « libère la main et le geste ». Après cela, il délaisse la ligne claire et se met à travailler différemment : il élimine la planche constituée pour dessiner case par case et y applique l’aquarelle directement. Le sommeil du monstre, premier volet d’un nouvel arc publié en 1998, témoigne de cette transformation. Ses projets de films lui permettent aussi de renouveler la narration qui accompagne ses dessins, d’abord dans Froid Équateur, puis après l’écriture de son second long Tykho Moon datant de 1997, qui réunit Jean-Louis Trintignant, Julie Delpy et Michel Piccoli. Cette expérience l’aidera dans la rédaction de sa tétralogie du monstre.

Cette exposition annonce aussi un tournant dans la carrière de Bilal qui entre sur un nouveau marché, celui de l’art, avec des ventes en galeries et en maisons de vente. Aux enchères, ce sont 1096 lots qui ont été présentés entre 1997 et 2023. Les premières vacations se font en France. En 1997, trois maisons de vente proposent des œuvres d’Enki Bilal : Tajan, Cornette de Saint-Cyr et Aguttes. Artcurial se fait ensuite une spécialité de ses œuvres. La première vacation Enki Bilal au sein de la maison a lieu en 2007 à l’initiative du galeriste Christian Desbois et d’Eric Leroy, expert et directeur du département bande dessinée. L’une des peintures réalisées pour l’exposition « Bleu Sang », Bleu sang (Eux), vendue en 1994 pour l’équivalent de 12.000 € (78.000 FF) est à nouveau proposée à la vente. Estimée 35.000 €, elle est adjugée pour la somme de 177.000 €. Artcurial proposera davantage de lots les années suivantes, jusqu’à 359 œuvres en 2009. C’est d’ailleurs la maison parisienne qui exportera l’artiste auteur dans les salles de vente hongkongaises.

La vente Artcurial de 2007 constitue un moment charnière de la carrière de l’artiste sur le marché de l’art. Les ventes des dix années précédentes n’avaient quasiment jamais dépassé un produit global de 10.000 €, sauf en 2004, avec un résultat de 14.000 €. Lors de cette fameuse vente organisée le 23 mars 2007 à Paris, Artcurial récolte 1.338.900 €. Les années suivantes, les résultats évoluent en dents de scie : 184.870 € en 2010, 1,6 M€ en 2012, 2,9 M en 2015. Depuis, si les œuvres de Bilal sont plus discrètes aux enchères, elles totalisaient tout de même un produit de 1 M€ en 2021 et plus de 700.000 € l’année suivante. Des résultats qui demeurent hauts pour un auteur de bande dessinée.

Au total, l’ensemble des lots vendus représente un total de 12.293.934 € : 73,53 % des lots proposés à la vente ont été vendus. La part des invendus représente 26,10 %. Les résultats sont plus mitigés à l’international : en Italie et au Royaume-Uni, les deux seuls lots proposés n’ont pas trouvé preneur. Ailleurs, les résultats sont autrement plus positifs : la Belgique ne présente que 12,12 % d’invendus, Hong Kong 5 %, et le Japon ou la Suisse, 0 %. En France, ce sont 71,49 % des lots qui se sont vendus ces dernières années.

La France est le premier pays à proposer des œuvres d’Enki Bilal avec 940 lots (87,93 %). Vient ensuite la Belgique avec 66 lots, puis Monaco avec 26 lots… Au total, les pays européens, France mise à part, représentent 10,10 % des lots présentés. À Hong Kong, la présence du dessinateur se fait rare, mais s’établit tout de même autour d’une vingtaine de ventes, même si les trois quarts ont été réalisés la même année, en 2015. Tout comme les expositions consacrées à l’auteur, les ventes aux enchères de ses œuvres ne démarrent véritablement à l’étranger que dans les années 2010. Si la Belgique fait figure d’exception, elle ne propose toutefois qu’une seule et unique œuvre à la vente en 1999. Il faudra attendre 2011 pour que de nouvelles maisons de vente réunissent des lots. À partir de 2013, des ventes proposant des œuvres de Bilal seront organisées chaque année jusqu’en 2023. L’année 2022 est celle qui propose le plus de lots (17), contre deux et six auparavant. Monaco parvient à réunir 25 lots en 2022 (96,15 % du total à Monaco).

À noter également qu’avec une petite part du nombre de lots proposés à la vente, Hong Kong est pourtant la place de marché qui totalise les sommes les plus élevées : les cinq œuvres les plus chères d’Enki Bilal sont proposées en 2015, et adjugées bien au-dessus de l’estimation haute (91.000/172.000). Elles trouvent preneur à des prix allant de 197.000 à 350.000 €. La France est bien le premier pays vendeur des œuvres de Bilal, mais elle ne tient pourtant pas la première place en termes de prix. La planche 8 du Tome 2 de la trilogie Nikopol La femme piège, part pour 354.892 €. En France, les ventes effectuées sur le territoire représentent tout de même presque la moitié du total des ventes d’Enki Bilal.

Ce sont principalement les dessins de l’artiste auteur qui apparaissent aux enchères : 707 dessins ont été proposés depuis 1997, soit 66,14 %. Ses peintures, au nombre de 85, composent 7,95 % des lots et les impressions 25,16 % (269). Du reste, Enki Bilal a vendu d’autres œuvres, mais en nombre extrêmement réduits : deux photographies, cinq sculptures-volumes, et même une tapisserie. Très naturellement, les dessins et peintures obtiennent les plus hauts prix. Ses œuvres plus récentes réalisées dans les années 2000 se sont bien vendues, attestant de la productivité de ce dessinateur qui s’est démarqué grâce à son trait… et a su faire évoluer son style, sur les planches et en peinture.

« Pour moi la bande dessinée, c’est de l’art. Elle repose en grande partie sur le graphisme, et la narration certes, mais il y a bien des peintres qui ont mêlé textes et peintures. »

« La SF, c’est une façon de regarder devant soi, de regarder l’homme. Ce regard vers l’avant, c’est une démarche, un point de vue artistique. »

« Les expériences en peinture et en cinéma que j’ai eues avant d’attaquer Sommeil du monstre m’ont amené à reconsidérer complètement ma façon de travailler avant de dessiner. »

Festival d’Angoulêmebande dessinéeartiste